« Le tableau me fut probablement d'abord suggéré par de nombreux voyages dans le métro aérien à New York à la nuit tombée. Plus les aperçus sur l'intérieur des bureaux étaient fugitifs, plus les impressions sur mon esprit étaient fraîches et vives. Mon intention était d'essayer de suggérer l'isolement et la solitude d'un intérieur de bureau à un étage élevé, avec ce mobilier de bureau qui a pour moi une signification très précise.» La scène est vue depuis un point de vue fictif entièrement recomposé et qui donne à l'espace trapézoïdal sa vraisemblance en dépit d'une construction perspective aberrante. Recouvert d'une moquette verte, le sol remonte sur un plan oblique vers le mur du fond qui lui-même s'enfonce à l'extrémité gauche : l'espace instable, disloqué, semble basculer vers l'avant. Assis près de la fenêtre à son bureau, un homme aux cheveux blonds tient à deux mains une lettre sous une lampe en cuivre. Près de lui, une jeune femme outrageusement moulée dans une robe bleue, ses fesses et sa poitrine soulignées à la façon d'une pin-up, imprime à son corps une étrange torsion. Shirley, comme la surnomme Jo, dirige son regard vers le bureau et un papier tombé au sol. Le titre un temps envisagé, Confidentially Yours, pourrait être fondé sur ce détail.
Ou, plus probablement, elle cherche à attirer sur ses charmes l'attention de son seul spectateur potentiel. Dans cet espace vivement éclairé par le croisement de trois sources lumineuses, la tension érotique s'impose au premier regard. La possible relation sexuelle "inappropriée" à laquelle l'homme au teint cadavérique se dérobe, est moins le sujet que le cadre d'une image où les objets mobiliers "ont une signification précise" mais secrète. Le fauteuil en acajou, sur lequel a atterri une enveloppe bleue, son accoudoir soulignant la courbe généreuse des fesses de la jeune femme, le classeur où elle plonge une main distraite, le parapluie, la porte vitrée ouverte sur la gauche, un deuxième bureau, sur lequel sont posés une machine à écrire et deux carnets : autant d'éléments dont la présence rivalise avec celle des deux personnages. Autant d'indices pour une énigme dont le caractère "criminel" est possible mais non avéré et peut-être inutile. Réalisant une série de photomontages en 1986 à partir de cette œuvre, Victor Burgin y voyait l'image de "l'organisation de la sexualité pour le capitalisme". Une telle réduction idéologique, si caractéristique du postmodernisme, est d'autant plus absurde qu'elle fait écran à l'ambivalence si patiemment élaborée par Hopper. Au contraire d'un récit médité dans le jeu d'une causalité inéluctable, la situation dramatique de Office at Night reste sans issue. Poursuivant son commentaire, Hopper écrivait : "C'est le tableau lui-même qui en dira plus, mais j'espère bien qu'il ne racontera aucune anecdote évidente, parce qu'aucune n'y est entendue." Le tableau, c'est-à-dire l'image élaborée et fixée par la peinture, qui permet précisément de déporter cette scène en deçà d'un développement narratif ou idéologique.
Dès leurs premières années de vie en couple, les Hopper ont pris l'habitude d'attribuer des prénoms et des noms aux personnages des tableaux. Dans son carnet d'inventaire, scrupuleusement tenu, Josephine ne manque pas de les mentionner. Les quatre protagonistes de Tables for Ladies (1930), Olga, la serveuse blonde, Anne Popebogales, la caissière, Max et Sadie Scherrer, installés à une table, sont les héros d'une histoire qui n'a pas même été élaborée et demeure à jamais virtuelle. Dans Conference at Night, Sammy et Deborah, "une sorte de reine", éclipsent si bien le troisième homme qu'il reste anonyme, relégué au subalterne statut d'accessoire. Nul doute que Josephine ne soit l'instigatrice de cette passion nominative qui ouvre le champ à une psychologisation abusive et lui donne, croit-elle, un certain ascendant sur son époux et son œuvre. S'il joue le jeu et nomme lui-même Nora le personnage de l'un de ses derniers tableaux (Intermission, 1963), il réfute avec énergie les tentatives de Jo qui cherche à conférer un dimension domestique aux fictions qu'il veut préserver de toute orientation dramatique. Ainsi de Cap Cod Morning (1950), où, en proie à sa passion domestique, elle décide bêtement de voir "une femme qui regarde par la fenêtre pour voir si le temps est assez beau pour étendre son linge". Hopper ne cache pas son irritation : « Est-ce que j'ai dit ça ? Tu en fais un Norman Rockwell. Pour moi, elle regarde simplement pas la fenêtre, elle regarde tout simplement par la fenêtre.» Comme tant d'autres personnages hopperiens, cette femme entre deux âges, coupée de la nature et du soleil par les vitres de la véranda, est suspendue entre deux moments aussi inconséquents l'un que l'autre. Elle regarde — elle regarde tout simplement par la fenêtre pour voir si le monde, disparu quelques heures pendant la nuit et transfiguré dans ses rêves, est encore là, identique à l'idée qu'elle en a.
Ou, plus probablement, elle cherche à attirer sur ses charmes l'attention de son seul spectateur potentiel. Dans cet espace vivement éclairé par le croisement de trois sources lumineuses, la tension érotique s'impose au premier regard. La possible relation sexuelle "inappropriée" à laquelle l'homme au teint cadavérique se dérobe, est moins le sujet que le cadre d'une image où les objets mobiliers "ont une signification précise" mais secrète. Le fauteuil en acajou, sur lequel a atterri une enveloppe bleue, son accoudoir soulignant la courbe généreuse des fesses de la jeune femme, le classeur où elle plonge une main distraite, le parapluie, la porte vitrée ouverte sur la gauche, un deuxième bureau, sur lequel sont posés une machine à écrire et deux carnets : autant d'éléments dont la présence rivalise avec celle des deux personnages. Autant d'indices pour une énigme dont le caractère "criminel" est possible mais non avéré et peut-être inutile. Réalisant une série de photomontages en 1986 à partir de cette œuvre, Victor Burgin y voyait l'image de "l'organisation de la sexualité pour le capitalisme". Une telle réduction idéologique, si caractéristique du postmodernisme, est d'autant plus absurde qu'elle fait écran à l'ambivalence si patiemment élaborée par Hopper. Au contraire d'un récit médité dans le jeu d'une causalité inéluctable, la situation dramatique de Office at Night reste sans issue. Poursuivant son commentaire, Hopper écrivait : "C'est le tableau lui-même qui en dira plus, mais j'espère bien qu'il ne racontera aucune anecdote évidente, parce qu'aucune n'y est entendue." Le tableau, c'est-à-dire l'image élaborée et fixée par la peinture, qui permet précisément de déporter cette scène en deçà d'un développement narratif ou idéologique.
Dès leurs premières années de vie en couple, les Hopper ont pris l'habitude d'attribuer des prénoms et des noms aux personnages des tableaux. Dans son carnet d'inventaire, scrupuleusement tenu, Josephine ne manque pas de les mentionner. Les quatre protagonistes de Tables for Ladies (1930), Olga, la serveuse blonde, Anne Popebogales, la caissière, Max et Sadie Scherrer, installés à une table, sont les héros d'une histoire qui n'a pas même été élaborée et demeure à jamais virtuelle. Dans Conference at Night, Sammy et Deborah, "une sorte de reine", éclipsent si bien le troisième homme qu'il reste anonyme, relégué au subalterne statut d'accessoire. Nul doute que Josephine ne soit l'instigatrice de cette passion nominative qui ouvre le champ à une psychologisation abusive et lui donne, croit-elle, un certain ascendant sur son époux et son œuvre. S'il joue le jeu et nomme lui-même Nora le personnage de l'un de ses derniers tableaux (Intermission, 1963), il réfute avec énergie les tentatives de Jo qui cherche à conférer un dimension domestique aux fictions qu'il veut préserver de toute orientation dramatique. Ainsi de Cap Cod Morning (1950), où, en proie à sa passion domestique, elle décide bêtement de voir "une femme qui regarde par la fenêtre pour voir si le temps est assez beau pour étendre son linge". Hopper ne cache pas son irritation : « Est-ce que j'ai dit ça ? Tu en fais un Norman Rockwell. Pour moi, elle regarde simplement pas la fenêtre, elle regarde tout simplement par la fenêtre.» Comme tant d'autres personnages hopperiens, cette femme entre deux âges, coupée de la nature et du soleil par les vitres de la véranda, est suspendue entre deux moments aussi inconséquents l'un que l'autre. Elle regarde — elle regarde tout simplement par la fenêtre pour voir si le monde, disparu quelques heures pendant la nuit et transfiguré dans ses rêves, est encore là, identique à l'idée qu'elle en a.
Alain Cueff, Edward Hopper, Entractes, Flammarion, 2012
E. Hopper, Office at Night, 1940
Commentaires
Enregistrer un commentaire