Au début de mes recherches, j'ai pu assister une paire de fois au meurtre de la Chenille, et j'ai vu, autant que le permettait la rapidité de l'opération, l'aiguillon de l'Hyménoptère s'adresser une fois pour toutes, soit au cinquième, soit au sixième segment de la victime. Pour confirmer ce résultat, la pensée m'est venue de constater encore l'anneau piqué sur des Chenilles non sacrifiées sous mes yeux et dérobées aux ravisseurs occupés à les traîner au terrier ; mais ce n'est pas à la loupe que je devais recourir, aucune loupe ne permettant de découvrir sur une victime la moindre trace de blessure. Voici le procédé que j'ai suivi. La Chenille était parfaitement tranquille, j'explore chaque segment avec la pointe d'une fine aiguille ; et je mesure ainsi la dose de sensibilité par le plus ou moins de signes de douleur que manifeste l'animal. Si l'aiguille pique le cinquième segment ou le sixième jusqu'à la transpercer même de part en part, la Chenille ne bouge pas. Mais si, en avant ou en arrière de ce segment insensible, on en pique même légèrement un second, la Chenille se tord et se démène, avec l'autant plus de violence que le segment exploré est plus éloigné du point de départ. Vers l'extrémité postérieure surtout, le moindre attouchement provoque des contorsions désordonnées. Le coup d'aiguillon a donc été unique, et c'est le cinquième anneau ou le sixième qui l'a reçu.
Que présentent donc de particulier ces deux segments pour être ainsi, l'un ou l'autre, le point de mire des armes du meurtrier ? Dans leur organisation, rien ; mais dans leur position, c'est autre chose. En laissant de côté les Chenilles arpenteuses de l'Ammophile soyeuse, je trouve, dans le gibier des autres, l'organisation suivante, en comptant la tête pour premier segment : trois pares de pattes vraies placées sur les anneaux deux, trois et quatre ; quatre paires de pattes membraneuses placées sur les anneaux sept, huit, neuf et dix ; enfin une dernière paire de pattes membraneuses placée sur le treizième et dernier anneau. En tout huit paires de pattes, dont les sept premières forment deux groupes puissants, l'un de trois, l'autre de quatre paires. Ces deux groupes sont séparés par deux segments sans pattes, qui sont précisément le cinquième et le sixième.
Maintenant, pour enlever à la Chenille ses moyens d'évasion, pour la rendre immobile, l'Hyménoptère ara-t-il darder son stylet dans chacun des huit anneaux pourvus d'organes locomoteurs ? Prendra-t-il surtout ce luxe de précautions quand le proie est petite, toute faible ? Non, certes : un seul coup d'aiguillon suffira ; mais il sera donné en un point central, d'où la torpeur produite par la gouttelette venimeuse puisse se propager peu à peu, dans le plus bref délai possible, au sein des segments munis de pattes. Le segment à choisir pour cette unique inoculation n'est donc pas douteux : c'est le cinquième ou le sixième, séparant les deux groupes d'anneaux locomoteurs. Le point indiqué par les déductions rationnelles est donc aussi le point adopté par l'instinct.
Disons enfin que l’œuf de l'Ammophile est invariablement déposé sur l'anneau rendu insensible. En ce point, et en ce point seul, la jeune larve peut mordre sans provoquer des contorsions compromettantes ; où la piqûre de l'aiguille ne produit rien, la morsure du vermisseau ne produira pas davantage. La proie restera ainsi immobile jusqu'à ce que le nourrisson ait pris des forces et puisse, sans danger pour lui, s'attaquer plus avant.
Dans mes recherches ultérieures, les observations se multipliant, des doutes me vinrent, non sur les conséquences auxquelles j'étais arrivé, mais sur leur extension générale. Que de faibles arpenteuses, que des Chenilles de taille médiocre aient assez d'un seul coup d'aiguillon pour devenir inoffensives, surtout lorsque le dard atteint le point si propice qui vient d'être déterminé, c'est choses d'elle-même fort probable et d'ailleurs démontrée soit par l'observation directe, soit par l'exploration de la sensibilité au moyen d'une aiguille. Mais il arrive à l'Ammophile des sables et surtout à l'Ammophile hérissée, de capturer des proies énormes, dont le poids, ai-je dit, atteint une quinzaine de fois celui du ravisseur. Ce gibier géant sera-t-il traité comme la fluette arpenteuse ? Pour dompter le monstre et le mettre dans l'impossibilité de nuire, suffira-t-il d'un seul coup de stylet ? L'affreux ver gris, s'il fouette de sa vigoureuse croupe les parois de la cellule, ne mettra-t-il pas en péril soit l’œuf, soit la petite larve ? On n'ose se figurer, en tête à tête dans l'étroite chambre du terrier, la débile créature qui vient d'éclore et cette espèce de dragon assez libre encore de mouvements pour rouler et dérouler ses tortueux replis.
Mes soupçons s'aggravaient par l'examen de la Chenille sous le rapport de la sensibilité. Tandis que le menu gibier de l'Ammophile soyeuse et de l'Ammophile argentée se débat avec violence lorsque l'aiguille le pique autre part que sur l'anneau atteint par le dard de l'Hyménoptère, les grasses Chenilles de l'Ammophile des sables, et surtout de l'Ammophile hérissée, demeurent immobiles quel que soit l'anneau stimulé, au milieu, en avant, en arrière, n'importe. Avec elles, plus de contorsions, plus de brusques enroulements de croupe ; la pointe d'acier ne provoque, comme signe d'un reste de sensibilité, que de faibles frémissements de peau. Ainsi que l'exige la sécurité de la larve approvisionnée de cette monstrueuse proie, il y a donc ici abolition à peu près totale de la faculté de se mouvoir et de sentir. Avant de l'introduire dans le terrier, l'Hyménoptère en a fait une masse inerte, mais non morte.
Il m'a été donné d'assister à l’œuvre de l'Ammophile opérant de son bistouri la robuste Chenille ; et jamais la science infuse de l'instinct ne m'a montré chose plus émouvante. Avec un de mes amis que la mort, hélas ! devait bientôt m'enlever, je revenais du plateau des Angles, tendre des embûches au Scarabée sacré pour mettre à l'épreuve son savoir-faire, quand une Ammophile hérissée se montre à nous, fort affairée, à la base d'une touffe de thym. Aussitôt tous les deux de nous coucher à terre, très près de l'Hyménoptère au travail. Notre présence n'intimide pas l'insecte, qui vient un moment se poser sur ma manche, reconnaît des deux visiteurs pour inoffensifs puisqu'ils sont immobiles et retourne à sa touffe de thym. Vieil habitué, je sais ce que veut dire cette familiarité audacieuse : l'Hyménoptère est préoccupé de quelque grave affaire. Attendons et nous verrons.
L'Ammophile gratte le sol au collet de la plante, elle extirpe de fines radicelles de gramen, elle plonge la tête sous les petites mottes soulevées. Avec précipitation, elle accourt un peu d'ici, un peu de là autour du thym, visitant toutes les failles qui peuvent donner accès sous l'arbuste. Ce n'est pas un domicile qu'elle se creuse ; elle est en chasse de quelque gibier logé sous terre ; on le voit à ses manœuvres, rappelant celles d'un chien qui chercherait à déloger un lapin de son clapier. Voici qu'en effet, ému de ce qui se passe là-haut et traqué de près par l’Ammophile, un gros Ver gris se décide à quitter son gîte et à venir au jour. C'en est fait de lui : le chasseur est aussitôt là, qui le happe par la peau de la nuque et tient ferme en dépit de ses contorsions. Campé sur le dos du monstre, l'Hyménoptère recourbe l'abdomen, et méthodiquement, sans se presser, comme un chirurgien connaissant à fond l'anatomie de son opéré, plonge son bistouri à la face ventrale, dans tous les segments de la victime, du premier au dernier. Aucun anneau n'est laissé sans coup de stylet ; avec pattes ou sans pattes, tous y passent, et par ordre, de l'avant à l'arrière.
Voilà ce que j'ai vu avec tout le loisir et toute la facilité que réclame une observation irréprochable. L'Hyménoptère agit avec une précision que jalouserait la science ; il sait ce que l'homme presque toujours ignore ; il connaît l'appareil nerveux complexe de sa victime, et pour les ganglions répétés de sa Chenille réserve ses coups de poignard répétés. Je dis : il sait et connaît ; je devrais dire : il se comporte comme s'il savait et connaissait. Son acte est tout d'inspiration. L'animal, sans se rendre nullement compte de ce qu'il fait, obéit à l'instinct qui le pousse. Mais cette inspiration sublime, d'où vient-elle ? Les théories de l'atavisme, de la sélection, du combat pour l'existence, sont-elles en mesure de l'interpréter raisonnablement ? Pour moi et mon ami, ce fut et c'est resté une des plus éloquentes révélations de l'ineffable logique qui régente le monde et guide l'inconscient par les lois de son inspiration. Remués à fond par cet éclair de vérité, nous sentions l'un et l'autre rouler sous la paupière une larme d'indéfinissable émotion.
Jean-Henri Fabre, extrait des Souvenirs entomologiques, 1855-1879
Aquarelle de Pierre Zanzucchi
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