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La neige


 

 Cet hiver-là, la neige délirait bonnement sous un ciel d’étain. Poudrant chaque branche, chaque herbe ; mûrissant toutes ses magies. Et il me semblait que les malades aussi, même les plus dolents, même les plus amers, même les plus tristes, étaient distraits. Comme réconciliés de tant de bijouterie, de calme, de silence : ce tombé blanc, cette carole. Et elle tombait, elle tombait, la neige. Oui, plus personne n’avait sa voix de bile et les salles de l’hôtel-Dieu, moelleuses comme un œuf, ne résonnaient plus des plaintes, des râles. En tout cas, une certaine paix régnait, je crois.
Ma Dame,
j’étais heureux, car Chauliac m’avait appris à réduire les fractures, en usant d’une voie nouvelle. Avec des bandes de lin mouillées de blanc d’œuf, sur un cataplasme de feuilles de consoude ; le tout mis sur la brisure ; ça on savait. Mais la nouveauté, c’est que pour éviter que l’os ne soit ressoudé de travers, l’os de la jambe, par exemple, il fallait le maintenir en l’air, libéré de son poids de chair ; ce qui accélère d’autant la couture. Chauliac lui-même avait confectionné tout un corps de poulies et de cordes pour maintenir les fémurs rompus.
Les maîtres sorbonnards avaient beau moquer et condamner ces nouvelles façons, n’empêche qu’on venait de loin pour se faire panser.
Se déprendre des textes, des enseignements théoriques pour observer le malade. Partir du sensible, d’abord ; me disait-il.
Chauliac est un grand maître.
Et puis il y a eu cette affreuse peste.

Isabelle Pouchin, Le Médecin d'Avignon, p.82

Peinture, Bruegel L'ancien

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