Dans le fleuve d'Héraclite
poisson pêche poissons,
poisson équarrit poisson avec poisson tranchant,
poisson construit poisson, poisson habite poisson,
poisson s'enfuit de poisson assiégé.
Dans le fleuve d'Héraclite
poisson aime poisson,
tes yeux, dit-il, brillent comme poissons au ciel,
je veux nager avec toi jusqu'à la mer commune,
ô, toi, la plus belle du banc.
Dans le fleuve d'Héraclite
poisson inventa poisson des poissons,
poisson se met à genoux devant poisson, et chante,
et prie pour que poisson lui accorde une nage légère.
Dans le fleuve d'Héraclite
moi poisson singulier, moi poisson distinct,
(ne serait-ce que de poisson-arbre et de poisson-rocher),
j'écris à mes heures petits poissons
à l'écaille si furtivement argentée,
que c'est peut-être la nuit qui cligne des yeux, perplexe ?
poème de Wislawa Szymborska, traduit du polonais par Piotr Kaminski
Quelques extraits du commentaire que Marcel Conche a fait de ce poème, dans Présence de la nature (puf, 2001) :
[...] Le Fleuve d'Héraclite est la Nature qui, toute, n'est que devenir ; et il n'y a rien d'autre. Tous les êtres sont des parties de la Nature, sont voués à naître et à mourir : ils sont "dans" le Fleuve. Alors, comme le dit L'Ecclésiaste (3,19), « le sort de l'homme et celui de la bête est le même : l'un meurt, l'autre aussi ; ils ont le même souffle tous les deux ; la supériorité de l'homme sur la bête est nulle : car tout est vanité ». Seul, le Fleuve lui-même n'est pas "dans" le Fleuve. « Tout coule (πάντα ῤεϊ) » ; mais le Fleuve, en tant qu'il signifie le perpétuel écoulement de toutes choses, ne coule pas. Ne nous privons pas, cependant, de dire "le Fleuve coule", comme on dit "le temps passe". Mais précisons alors qu'il n'est pas comme un fleuve de la géographie, qui coule de sa source vers la mer, mais plutôt comme le fleuve Océan qui, chez Homère, remonte vers sa source. Car il n'y a point de départ, ni point d'arrivée : le Fleuve est infini aussi bien qu'éternel — image de la Nature elle-même.
Poème philosophique, donc, car le Poète exprime une vue, une theôria, de l' "ensemble des choses" — de la totalité du réel. Mais si l'on put voir le monde qui nous entoure et, avec des yeux artificiels, l'univers qui est au-delà ; si, de plus, le monde et l'univers nous paraissent comme prélevés sur la Nature profonde et démesurée dont on sent la présence, nul, cependant, ne peut voir — embrasser du regard — la totalité du réel. Par conséquent, la theôria qu'exprime le Poète enveloppe, en réalité, une thèse, une ϑέσις, sur la façon dont il faut voir l'ensemble du réel : comme tel que le Fleuve d'Héraclite en soit l'image, et s'identifiant par là à la Nature. La thèse implique elle-même un choix, une αἴρεσις par conséquent une décision, un jugement, χρίσις : le Réel, c'est cela. Le Poète entend faire partager une vision ; ses mots disent : voyez. Le premier visionnaire est le Philosophe — ici, Héraclite. Le Poète pense la même chose, mais en images, en métaphores. Les êtres (les "étants", ὄντα), d'une manière générale, sont dénommés "poissons". Le poisson est quelque chose qui ne demeure pas fixe, qui échappe au regard, qui, si on le saisit vivant, vous glisse entre les doigts, échappe à la prise ; il est le symbole de la mouvance, de l'instabilité, de la fugacité.
Dans la première strophe, il s'agit des activités de l'homme, qui pêche, travaille, bâtit, habite, fait la guerre, la subit — toutes activités qui ont lieu sous le signe de la précarité. On pêche, on finit de pêcher, on a pêché, on oublie que l'on a pêché ; on est à son travail, la journée de travail s'achève, s'est achevée puis s'estompe dans la mémoire ; on bâtit une maison, on l'habite, puis d'autres occupants l'habitent, puis la maison elle-même n'est plus qu'un souvenir : c'est maintenant un parking, etc.
Poisson pêche poissons. Le mot "poissons" signifie les vertébrés aquatiques que l'on connaît sous ce nom. C'est, dans le poème, le seul usage de ce mot en son sens propre. Dans tous les autres emplois, il signifie autre chose : maison, roi, citadelle ou étoile... Lorsqu'il est sujet de la proposition, c'est toujours de l'homme qu'il s'agit.
[... suit une lecture commentée de chacune des strophes ...]
Revenons aux toutes premières phrases de ce commentaire de Marcel Conche :
En accord avec le caractère général de la poésie de Wislawa Szymborska, ce poème peut être dit "philosophique". Pourquoi cela ? La fin, le télos de la philosophie, est de nous révéler la vérité au sujet de la réalité en elle-même et dans son ensemble, cela par le moyen du logos, entendu comme parole qu'un homme adresse à un autre homme, et il faut ajouter : parole ennemie de l'obscurité (ἀσάφεια) et qui oriente l'esprit vers la lumière. Or, le poème « Dans le fleuve d'Héraclite » concerne l'ensemble des choses (tout ce qu'il y a) et, cela étant, nous apporte, nous fait don de la clarté — clarté d'où résulte pourtant un point d'interrogation quant à la signification de l'homme : il est clairement dans la nuit. Clarté qui dévoile, rend manifeste l'Obscurité : rien de plus héraclitéen. Le Fleuve d'Héraclite est la Nature qui, toute, n'est que devenir ; et il n'y a rien d'autre.
Wislawa Szymborska, traduit du polonais par Piotr Kaminski, De la mort sans exagérer, Fayard, 1996
Marcel Conche, Présence de la nature, puf, 2001
Peinture de Pierre Boncompain
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