Accéder au contenu principal

Grande double forme


À quelqu'une qui s'efforce de ne jamais dire "nous", de parler seulement en son nom singulier, de ce qui lui arrive, de ce dont elle assume la responsabilité, à celle et ceux qui, pour être uniques, n'en partagent pas moins une humanité commune, je donne un peu de Georges Hyvernaud, "l'écrivain inconnu" pour que lui soit rendu hommage, que soit rallumée sa flamme — lorsque j'avais lu naguère et aimé  "Visite au Scorpion", publié par Jean Guenot, j'avais cru qu'il s'agissait d'un auteur fictif, tellement il était inconnu, c'est-à-dire passé sous silence.

  «  À peine si je regarde mes compagnons. À quoi bon ? Il y a tant de jours déjà que nous nous rencontrons sur ce carré de neige et de boue. Tant de jours que nous sommes comme des pions secoués dans une boîte. La même boîte et les mêmes pions. Autrefois, j'allais par les rues et chacun de mes pas faisait jaillir des visages nouveaux. J'étais joyeux. Je ne savais même pas pourquoi j'étais joyeux. C'était à cause de cette multiplication sans fin des visages, et parce que chaque visage était un monde de possibilités et de promesses, une profusion de hasards, de chocs, de chances... Maintenant je n'ai plus de curiosité. Autrefois, j'étais attentif aux hommes. J'essayais de comprendre les phrases qu'échangent les passants. Ces lambeaux de confidences et d'aveux qui s'éparpillent dans les foules me laissaient pénétrer en fraude dans des destins étranges. Mais ici, je n'éprouve plus le désir d'écouter les paroles des autres. Je n'en attends rien. Je sais qu'elles ne débouchent sur aucun secret d'ombre ou de flamme. Elles ne font pressentir que des pistes monotones et infiniment piétinées.
     Des mots m'atteignent parfois, et ce sont toujours les mêmes mots :
— Un soir, figure-toi, je l'ai ramenée en bagnole...
C'est Ure qui passe dans un groupe. Ure qui réchauffe comme il peut quelques souvenirs de lits et de bidets. Et tout le monde ici les connaît, ses souvenirs.
— Mettez deux cent mille. Pour amortir ça en un an...
Propos entendus bien des fois. Des bribes de ce ronronnement continu, interminable, qui circule parmi les hommes captifs.
— On vit, on vit... Il faut tout de même savoir pourquoi on vit, hein ?
C'est Beuret. Son long nez a un éclat sauvage. Et un peu plus loin ce sera Peignade. Plus loin Faucheret qui parle de ses hémorroïdes. Plus loin Vignoche qui évoque en reniflant, humph, humph, son oncle le notaire. Quatre cent vingt pas, et à nouveau Ure :
« Pour être bien roulée, ça, on peut dire qu'elle était rudement bien roulée...» À nouveau Beuret : « Alors quoi ? tant de travail pour rien ?» À nouveau Peignade, Faucheret, Vignoche. Les hémorroïdes, le sens de la vie, les familles. Quatre cent vingt pas. « Mon vieux, elle avait des jambes superbes...» Lit, jambes et fesses. Chiffre d'affaires et sens de la vie. Hémorroïdes et carrières bourgeoises. Les phrases se remettent dans les phrases de la veille. Les pensées retombent dans les pensées de toujours. On patouille, selon le même itinéraire réduit, dans les mêmes vieux soucis, les mêmes vieux calculs, les mêmes vieux regrets, sans avancer, sans en sortir. On tourne en rond.  »

Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949   > plus d'extraits
 
Dire la vie acculée à la misère et à l'impuissance — la dire bien — en conscience de la défaite de la vie même. Et personne ne peut la surmonter pour les autres. Il n'y a pas de leçon à donner pour ne pas tomber dans les mêmes pièges, dans les mêmes pires horreurs. Plus jamais ça. Oui, mais on ne voit pas comment faire — collectivement. Individuellement on peut — mourir tout seul. Pourtant, on doit savoir. On doit partager. Il faut que tous, nous mâchions cela, la même herbe, comme les vaches, attentivement, patiemment.

En exergue, Henry Moore, Large Two Forms, 1969

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Libres migrants

Par un ciel pâle de décembre, lorsque la mer du Nord se fait étain et que les dunes de Calais retiennent leur souffle, surgissent parfois des hôtes du grand Nord : les Plectrophanes des neiges. Passereaux robustes, trapus comme des galets polis par les vents, ils portent sur eux l’empreinte des latitudes sévères. Leur plumage, savant mélange de blancs et de bruns, semble avoir été conçu pour se fondre aussi bien dans la banquise estivale que dans les sables d’hiver, là où la lumière rase allonge les ombres et apaise le paysage. L’été, ces oiseaux vivent là-haut, aux confins de l’Arctique, sur les toundras rases où la vie s’accroche à la terre gelée. Ils y nichent à même le sol, confiants dans l’immensité et la vigilance collective. Puis vient la grande migration, discrète et déterminée : fuyant la nuit polaire et la faim, ils glissent vers le sud, franchissant mers et plaines, pour trouver refuge dans les zones tempérées. Les voilà alors chez nous, trottinant sur une pla...

Dans l'atelier

  C’est dans cet atelier que je veux vivre maintenant. J’y ai mis toutes mes affaires, j’ai essayé tous les coins. J’ai regardé dans tous les sens si je pourrai trouver l’espace d’entrer et de sortir. Si je pourrai transporter assez de moi-même et le disposer comme bon me semble, le partager en morceaux, le rassembler, le mettre en tas. Je veux me cacher dessous, me creuser des failles pour traverser de part en part de l’ombre à la lumière. Il n’y aura pas une petite bête que je ne pourrai aller voir et sympathiser avec, me la mettre entre les jambes, la chevaucher si je veux ou me rouler sur le dos et nous oublier aussi longtemps que le jeu voudra aller. Tiens ! Je pourrais inviter qui je veux à entrer et sortir et s’essayer à toutes les places pour voir comment ça fait d’être moi et moi d’être elle ou lui. Et même les rats, et même les oiseaux morts ou les pétales froufrous tout frais des étoffes des fleurs caressant la peau, sentant bon l’eau des jardins. Pour Adèle, 6...

Attachements (2)

  Les premiers mots du livre : On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune soc...

Mer et Oiseaux

  La cabane aux oiseaux était entrée par effraction dans la vie d’Élie. C’était le domaine réservé de Lisa, son laboratoire, disait-elle. Une drôle de cabane au fond du jardin où Élie ne s’aventurait jamais, jusqu’à ce jour où, ayant une nouvelle à lui annoncer et s’approchant, la croyant là, il eut l’œil attiré par de petits objets entreposés, tous de la même taille, colorés. Curiosité poussant, il avait pénétré dans l’atelier. Des rangées et des rangées de menus cadavres d’oiseaux se trouvaient là. Les uns tels quels, plumes joliment lustrées, d’autres naturalisés, revêtus de minuscules manteaux de laine de couleur et tous posés sur le dos, pattes en l’air. D’où pouvaient venir ces oiseaux ? Depuis combien de temps Lisa s’adonnait-elle à cette occupation et dans quel but ? Le doute avait été levé par Lisa : La Déferlante ! La vague meurtrière que Lisa connaissait depuis son enfance et qui pour Élie n’était qu’un mot. Déferlante qu’elle n’avait plus jamais vécue seule depuis ce fa...

Jacob, Jacob

  [...] Louise se faufile, pousse les hommes et les femmes qui lui barrent le passage, les femmes surtout veulent approcher le chanteur à la gueule d'ange, mais rien ne peut arrêter Louise, elle en a vu d'autres, elle parvient jusqu'à Jacob qu'elle tire par la manche en lui disant tout de go, tu chantes bien, tu es Juif ? Jacob s'étonne de la question, la prend pour un garçon, avant de distinguer le renflement de ses seins dans l'échancrure de sa chemise, il remarque qu'elle n'a qu'une oreille, une horrible cicatrice boursouflée dessine l'absence de l'organe côté gauche. Louise a l'habitude que les regards se posent là, elle porte machinalement sa main à la cicatrice, tu vois, même en entendant qu'à moitié je sais que tu chantes bien, je peux boire moi aussi ? Jacob lui tend son verre de whisky, intrigué par cette fille, pourtant il en a vu des centaines depuis qu'il a débarqué en France, il y a quinze jours à peine, il s'est ...

Comme des enfants

     La guerre avait produit beaucoup d'enfants étranges, mais Chiko était unique en son genre. Sa mémoire, disait-on était incomparable. Il pouvait répéter trente nombres comme s'il n'y en avait pas trente mais trois, sans être pris en défaut. Je le vis pour la première fois dans un camp de réfugiés en Italie, en route vers Israël. Il errait alors avec un groupe d'enfants artistes de sept ou huit ans. Il y avait parmi ces enfants des jongleurs, des cracheurs de feu et un garçon qui marchait sur une corde tendue entre deux arbres ; il y avait aussi une petite chanteuse, Amalia, qui possédait une voix d'oiseau. Elle ne chantait pas dans une langue connue mais dans sa langue à elle, qui était un mélange de mots dont elle se souvenait, de sons des prairies, de bruits de la forêt et de prières du couvent. Les gens l'écoutaient et pleuraient. Il était difficile de savoir de quoi parlaient ses chansons. Il semblait toujours qu'elle racontait une longue histoire pl...

Le maître ignorant

       Parmi les meilleures parts du butin que j'ai amassé, il y a le récit d'une aventure, cette fable , ainsi que j'ai envie de l'appeler, chapitre introductif du livre de Jacques Rancière qui conte l'aventure bien réelle de Joseph Jacotot, le maître ignorant. Son expérience radicale, qui instaure au travers de l'apprentissage intelligent une incontestable émancipation, est magnifiée par Jacques Rancière, qui va explorer avec une folle clarté le génie de cet homme... et son implication problématique en regard de la société, de la philosophie, de la politique. Un magnifique livre, Le maître ignorant , nommé comme un conte, et qui fait hommage à un homme savant. «  En l'an 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l'université de Louvain, connut une aventure intellectuelle. Une carrière longue et mouvementée aurait pourtant dû le mettre à l'abri des surprises : il avait fêté ses dix-neuf ans en 1789. Il enseignait alors la rhétorique à...

Là où tout se tait -2/2-

  Le début du livre : Parfois, on peut être troublé non par une histoire mais par notre négligence, en tout cas notre indécision à l'entendre, bien qu'on ait l'intuition que c'est une belle histoire, et malgré les échos qui resurgissent à chaque fois que l'on traverse l'endroit où elle s'est déroulée. Une nuit où je me trouvais en panne près de Rugunga, une colline à l'ouest de Nyamata, a été évoquée celle d'Isidore Mahandago. C'était à la lueur d'une lampe à pétrole, dans une cour bruissante d'exclamations qui tenait lieu de cabaret. Des cultivateurs rassemblés autour d'un jerrican d'urwagwa déjà bien entamé se rappelèrent pour une raison ou une autre les circonstances de sa mort aux premiers jours du génocide, puis très vite se turent. Depuis, plus de vingt ans se sont écoulés, mais à chaque fois que je suis repassé en camionnette près de sa maison, une bâtisse couverte de tuiles beiges — comme les construisaient les Hutus origi...

Palette de Simone et André Schwarz-Bart

      Née au milieu du siècle des Lumières, Julie de Montaignan était la deuxième fille de petits hobereaux poitevins. Depuis enfant elle se savait en trop, et que ne pouvant donner de dot convenable qu’à l’aînée, ses parents la mettraient au couvent, sauf si sa beauté lui conférait quelque valeur supplémentaire aux yeux des épouseurs ; mais dès qu’elle eut dix ans, sans qu’elle fût vraiment vilaine, elle sut qu’il n’y fallait pas vraiment songer et accepta cet avenir bouché par sa sœur. Les portes du couvent se refermèrent. Les années s’envolèrent pour elle comme pour ses compagnes. De temps en temps, un parent accompagné d’un inconnu, généralement âgé, venait observer l’une d’elles à travers les grilles. Parfois l’affaire se faisait, les tendres nœuds de l’hymen se nouaient, et le départ laissait un grand vide que ne comblaient pas Dieu et les anges. Chaque fois que Julie ressentait un grand désir du monde, elle s’ingéniait à le réprimer par toutes sortes de moyens...

Un présent brûlant

     A la fin des années cinquante, j'abandonnai l'ambition d'être un écrivain israélien et je m'efforçai d'être ce que j'étais vraiment: un migrant, un réfugié, un homme qui portait en lui l'enfant de la guerre, parlant avec difficulté et s'efforçant de raconter avec un minimum de mots. La quintessence de cet effort se trouve dans mon premier livre, Fumée . De nombreux éditeurs feuilletèrent le manuscrit. Chacun y trouva un défaut. L'un dit qu'on n'avait pas le droit d'écrire de fiction sur la Shoah, un autre prétendit qu'il ne fallait pas écrire sur les faiblesses des victimes mais mettre en valeur les actes héroïques, la révolte des ghettos et les partisans, d'autres affirmaient que le style était défectueux, hors normes, pauvre. Chacun se permettait de réclamer des corrections, des ajouts, des coupes. Ils ne voyaient pas ses vraies qualités. Moi non plus je ne les voyais pas, et plus encore: j'étais sûr que tout ce qu'...