Accéder au contenu principal

L'autre jour (menaces du jour et de la nuit 2e partie)


L'autre jour je me suis rendue chez mon ami Félix comme je le fais très régulièrement. Je précise, mais cela n'a pas beaucoup d'importance, que je ne sais toujours pas si son prénom est celui de sa naissance ou s'il s'agit d'un nom d'emprunt. Félix, quelle gageure pour cet homme énigmatique et sombre. Je sonne à sa porte et comme toujours il met un certain temps à ouvrir, non par mauvaise volonté mais à cause du bruit des machines dans son atelier, il faut sonner plusieurs fois. De plus un long couloir sépare l'atelier de la porte d'entrée, le temps d'achever un geste, de déposer un outil et d'aller d'un bout à l'autre du couloir. Cette fois l'attente est suffisamment longue pour me permettre d'évoquer un temps qui n'est déjà plus. Avant, Didi, sa petite chienne, était la première à réagir à mon coup de sonnette, elle me reconnaissait aussitôt et lançait une suite d'aboiements à travers le couloir pour le prévenir de mon arrivée. Ô joie animale immédiate, merveilleuse, son manège est encore dans mes yeux, elle s'élançait si vite le long du couloir qu'elle en trébuchait, puis elle revenait en arrière vers son maître et le doublait à nouveau pour coller son museau derrière la porte et s'agiter et geindre en frétillant de la queue. Jusqu'à ce que Félix atteigne la porte et vienne tourner la clé. Je me dis aujourd'hui qu'une certaine attente anxieuse se mêlait peut-être à ses cris de joie, je ne la percevais pas à l'époque mais l'impatience naïve de Didi, sa joie trop bruyante étaient peut-être un appel au secours : Ne me laissez pas trop longtemps dans la compagnie de cet homme, il m'aime à sa manière mais il me maltraite, son affection est brutale. Avant que Didi meure, c'était ainsi, une explosion de joie lorsque je sonnais à la porte pour rendre visite à Félix.
J'avais donc eu le temps d'évoquer les aboiements anxieux de la petite chienne lorsque mon ami Félix m'ouvrit sa porte, les mains pleines de poussière. Baiser.
Je le suivis dans le couloir et remarquai que la disposition des lieux avait changé depuis ma dernière venue. L'appartement est situé au rez-de-chaussée, il est assez sombre et au bout du couloir il y a une pièce bien éclairée dont il a fait son atelier. J'ai tout de suite remarqué qu'il avait supprimé la porte de cette pièce et abattu la cloison de manière à agrandir son lieu de travail et y diriger ceux qui lui rendent visite. Moi d'instinct ce jour-là, je ne l'ai pas suivi dans son atelier mais je suis entrée dans la première pièce à droite, celle que l'on traverse pour arriver à sa chambre. Là j'ai tout de suite aperçu – comment ne pas le voir, posé par terre bien en évidence – un petit sac de femme en cuir rouge tenant tout seul debout à côté d'un pied de table. Un petit sac à main dérisoire. En cuir rouge presque enfantin.
Félix a saisi mon regard et l'a devancé par un mensonge. Il m'a dit que son amie Marie lui avait demandé l'hospitalité pour la nuit et qu'il ne pouvait pas moins faire que de dire oui. Moi je n'ai pas insisté, je me suis tue. Faible en amour comme à l'égard du mensonge, je n'ai rien dit. Une sensation de malaise m'a envahie et m'a prévenue : attention, danger. Danger rôdant autour du petit sac rouge. Danger muet venant prendre la place de ce qui est tu.

Un jour, c'était après le déjeuner, nous devions retourner chacun au travail après la pause de midi, c'était un jour ordinaire, ciel gris, douceur de l'air, les femmes adorent le quotidien, j'avais laissé les clés de ma voiture sur ma table, c'est-à-dire toutes mes clés, le trousseau en son entier qui tient serrées dans son anneau de métal la clé de ma porte d'entrée, celle de la boîte aux lettres, les deux clés de la voiture mais aussi la clé jaune et dentelée qui ouvre la porte de son appartement à lui. Cette clé il me l'avait donnée un jour dans un geste de confiance mais je ne m'en étais pour ainsi dire jamais servi. C'est vrai, lorsque je vais chez lui je sonne, et à l'époque où Didi était vivante, c'était même un plaisir de sonner, au bruit strident de la sonnette s'ajoutaient ses aboiements hystériques, c'était la fête, j'adore ce genre de bruits.
A mon grand étonnement ce jour-là, en voyant mon trousseau de clés traîner sur la table, Félix a foncé dessus, a défait l'anneau pourtant difficile à ouvrir et en a retiré la clé jaune et dentelée. Pour ce que tu t'en sers a-t-il dit en guise d'explication, sans rien ajouter d'autre. Une sensation de danger bien plus forte que la première m'a prévenue tout de suite, un malaise m'a envahie, j'ai pensé au petit sac rouge et j'ai compris qu'il destinait la clé à Marie. Je me suis laissée faire, je n'ai rien dit. Toujours cette faiblesse, cette absence de réaction aux moments difficiles. Je n'allais tout de même pas me battre pour une clé.

L'image qui m'est venue tout de suite après est celle de Barbe-Bleue. A cause de la barbe longue de quelques jours de Félix et de son air négligé. C'était plutôt à cause de la clé. La clé qui n'est pas là pour tenter mais pour révéler en silence le mensonge et la cruauté. La clé qui retire la confiance à une femme pour la donner à une autre et se réjouit de leur confusion. La clé qui fait souffrir et mourir les femmes. En me voyant muette et interloquée, Félix a eu cette remarque ignoble : Je te la rendrai un jour si tu es sage. Je connais la tentation masochiste, j'ai senti dans mes entrailles l'obscure possibilité de transformer l'offense en excitation, de faire de l'humiliation l'occasion d'une jouissance. Mais je n'ai pas voulu. Ma décision était prise, je ne le reverrais plus.

Françoise Joly, menaces du jour et de la nuit, in i rouge, Nuit, avril 1998       lire  >  le texte intégral
F. Vallotton, le sommeil, 1908

Commentaires

  1. Quel moelleux sommeil que celui de Vallotton! Sagesse du sommeil où une femme, faisant fi de l'offrande sadique d'une clé, peut, en dormant, rêvant peut-être, éviter la posture masochiste. Je trouve ce texte d'une grande finesse, et d'une grande justesse, donc beauté, d'écriture et j'adore Didi, morte sans doute mais qui peut continuer à nous accompagner d'une présence spectrale.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est tout à fait vrai que ce sommeil de Vallotton ("l'autre Félix" comme l'appelle judicieusement un fin lecteur) fait fi !
      Il défie l'homme et ses manigances, il se défie femme dont l'abandon n'abandonne rien, et il se défie aussi sommeil par cet éclairage cru et ces formes qui surgissent en pleine vitalité. Comme il ressemble, finalement, à l'écriture de Françoise Joly ! Et l'adorable Didi, c'est vrai, toute morte qu'elle soit vit, ô comment ! de présence textuelle.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Entrez sans frapper !

   La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d'histoire, qui sont celles des choses. C'est ainsi qu'on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d'autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d'entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l'intérieur qui l'accueille. On ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. Qu'est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu'il n'y ait plus de fenêtres à...

Petit Jean

  L'intellectuel, surtout celui qu'attire la philosophie, est coupé de la vie pratique : la répulsion qu'elle lui inspire l'a incité à se consacrer à ce qu'on appelle les choses de l'esprit. Mais la vie pratique ne conditionne pas seulement sa propre existence, elle est le fondement du monde que son travail consiste à critiquer. S'il ne sait rien de la base, il table sur du vide. Il se trouve contraint de choisir entre s'informer ou tourner le dos à ce qu'il déteste. S'il s'informe, il se fait violence, pense à l'encontre de ses impulsions et risque, de plus, de tomber aussi bas que ce dont il s'occupe, car l'économie n'est pas une plaisanterie et si l'on veut la comprendre il faut "penser en économiste". S'il évite d'avoir affaire à elle, il hypostasie son esprit pourtant formé au contact de la réalité économique et à celui de la relation abstraite de l'échange, il en fait un absolu alors qu'il n...

Entre, devenu actif

Georges Braque : "Ce qui est entre la pomme et l'assiette se peint aussi". François Jullien :  " Dia , en grec, dit à la fois l'écart et le cheminement. Un dia -logue est d'autant plus fécond, savaient déjà les Grecs, qu'il y a d'écart en jeu (tel le si puissant dialogue entre Socrate et Calliclès) ; sinon on dit plus ou moins la même chose, le dialogue tourne au monologue à deux, et l'esprit n'y progressera pas. Mais dia dit également le chemin traversant un espace, celui-ci même pouvant offrir une résistance. Un dia-logue n'est pas immédiat, mais prend du temps : c'est progressivement, patiemment, que les positions respectives – écartées et distantes comme elles sont – se découvrent l'une à l'autre, se réfléchissent l'une par l'autre, et élaborent lentement les conditions de possibilité d'une rencontre effective. Il y faut du déroulement. Face à quoi logos dit le commun de l'intelligible, celui-ci étant pa...

Les ancolies

décidément il fait très chaud il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis mettre de la cendre au pied des salades pour empêcher les limaces décidément il faut se hâter vous vous levez, vous regagnez la sente pentue, vous allez grimper les huit terrasses de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les corolles précieuses des ancolies bleu foncé c’est si simple qu’on pourrait croire que les hommes sont un songe un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le bercement bleu, il y a la marée bleue montante des ancolies l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies ça serait tout à fait déplacé de désespérer et puis c’est un péché et puis vous n’êtes quand même pas le plus à plaindre là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand d’autres s’étripent vous, à compter les pétales les étamines, à recenser les graines puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner patiemment à l’abri de la canicule des heures durant le fléchissement...

so delighted

Across the way, the large pool was tranquil. Its waters had been very agitated, as there had been a strong breeze; but now it was quite still and was reflecting the large leaves of a tree. One or two lilies floated quietly on its surface, and a bud was just showing itself above the water. Birds began to come, and several frogs came out and jump into the pool. The ripples soon died away, and once more the waters were still. On the very top of a tall tree sat a bird, preening itself and singing; it would fly in a curve and come back to its high and solitary perch; it was so delighted with the world and with itself. Nearby sat a fat man with a book, but his mind was far away; he would try to read, but his mind raced off again and again. Ultimately he gave up the struggle and let the mind have its way. A lorry was coming up the hill slowly and wearily, and again the gears had to be changed. Krishnamurti   Commentaries on Living, Harper & Brothers, New York...

Un art expressionniste (1)

Le tramway porte, transporte, fait apparaître, traverse toutes sortes de paysages. Ici c'est un lieu particulièrement minéral, des animaux particulièrement victimisés, qui sont les outils descriptifs servant à l'écrivain à créer le texte à partir de sa mémoire revisitée.   [...] le mari de ma tante nous amena en auto avec elle jusqu'à un hameau, si l'on peut donner ce nom au rassemblement de quelques maisons plus ou moins délabrées (même pas, comme on peut encore en voir en haute montagne, faites de pierres sèches et couvertes de lloses : sommaires, enduites d'un sordide crépi grisâtre, le toit fait de tuiles mécaniques) au flanc pierreux de la montagne (à peu près à la hauteur où, au début de l'automne on pouvait, de la plaine, voir les premières neiges), le (comment dire : hameau ?) apparemment déserté, quoique à cette heure on eût pu penser que les hommes étaient aux champs (mais il n'y avait pas de champs : seulement des pierres...), sauf tr...