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Affichage des articles du mai, 2023

Le droit à l'opacité

 Nous désespérons du chaos-monde. Mais c'est parce que nous essayons encore d'y mesurer un ordre souverain qui voudrait ramener une fois de plus la totalité du monde à une unité réductrice. [...] C'est pourquoi je réclame pour tous le droit à l'opacité. Il ne m'est plus nécessaire de "comprendre" l'autre, c'est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l'opacité serait aujourd'hui le signe le plus évident de la non-barbarie. Édouard Glissant . Édouard Glissant n'invente pas une "poétique de la relation", il l'exhume à même l'opacité du vivant. D'où sa passion pour le bouillon primordial de la mangrove où nos distinctions, nos catégories, nos étiquettes ne cessent de se brouiller. L'opacité du vivant, notre propre opacité, n'est que l'entrelacs infini des lignes de vie ainsi que leur sédimentation. Le travail poétique consiste p
 Dans les cosmologies amérindiennes, aborigènes ou encore bantoues, le rêve ne s'oppose pas à la réalité, il en constitue au contraire la dimension la plus profonde : les contours et les catégories s'y estompent pour laisser place au courant des métamorphoses. Les pratiques "indigènes" du rêve ne relèvent pas d'une rêverie pittoresque, mais d'une forme d'imagination éthique et plastique, qui, loin de s'opposer à la mémoire, y trace chaque fois de nouvelles lignes de fuite, et ainsi la reconfigure, continuellement, en "images-actions" – en chimères. Les rêves, qu'ils soient diurnes ou nocturnes, songes intimes ou mythologies collectives, offrent la possibilité d'expérimenter le point de vie d'un oiseau, d'un arbre ou d'une rivière, et nous incitent ainsi à nous soucier de ce qui est à la fois au-delà et au-dedans de nous. C'est d'abord à travers les rêves que nous "réalisons" que nous ne pouvons vivre qu&

Un jeu de ficelles, reliant des points de vie

 La sagesse des lianes est une sagesse à la fois textile et chorégraphique. Textile en ce que la liane ne consiste, d'une certaine façon, qu'en un jeu de ficelles qui, en reliant des "points de vie" multiples – singe, araignée, Tarzan, chevelure, hydre, forêt, résurgence, "nègre-marron", plantation, etc. –, déploie des constellations inédites. Chorégraphique en ce qu'il s'agit de passer d'une figure à l'autre, tout en cultivant le suspens. Or ce mouvement de transfiguration continuelle – et de configuration de corps métamorphes – n'est autre que celui de la danse. C'est précisément parce que la liane est une entité chimérique – une esquisse, un mouvement en suspens – qu'elle est appel à reprendre le fil, à réactiver par nos propres fugues ses mouvements de subversion. Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes, 2021 Johannes Vermeer, La Dentellière

Prologue

  La rivière occupe le centre du livre. Elle coule aussi sur les bords, très souvent – ou est-ce moi qui ne sais me situer, ni comment je la regarde. Elle a occupé tous les plans de l'espace, en travers, en hauteur. Elle m'a barré la route, elle ne m'a laissé aucune chance de voir plus loin, d'achever ma naissance. Elle a retourné le temps, escamoté la durée. Nous nous sommes interpénétrés.Dans le livre j'ai puisé autant que j'ai jeté. Nous nous sommes co-construits au jour le jour. Et nous sommes voués à l'inachèvement. A nous défaire autant qu'à nous faire, continuellement. Seuls vont émerger les visiteurs, qui auront droit à leur finitude. C'est avec eux que nous allons jouer, ils vont nous représenter dans le monde fini. Monsieur Nuit sera notre grande trouvaille. De lui vont naître tous les autres. Monsieur Nuit est né dans notre ventre – comme il se doit. Il était déjà vieux à la naissance. Ce qui ne l'a pas empêché de grandir.