Accéder au contenu principal

Articles

Affichage des articles du août, 2023

Il filait sur les routes

  Il faut imaginer un enfant. Il faut imaginer deux femmes, dont l'une est morte. Elles l'avait éduqué. Il faut savoir aussi — dit quelque part le texte — "on n'aime pas les enfants, on les éduque." Le texte s'intitule "Vieilles", l'autrice s'appelle Danielle Bassez — publié en 1995 chez Cheyne éditeur. Extrait p. 18 : Ce qu'on ne peut obtenir, il ne faut pas le vouloir. Pour résoudre la contradiction, il avait effacé ce regard. Elle, et l'autre, il les avait repoussées, rayées de sa vie, il n'était resté d'elles que deux figures compassées, ronchonnantes, piliers de l'ordre dont il se gaussait. Les échos lui parvenaient de leurs évaluations. Elles n'avaient souci que des grades, des honneurs, ou siégeaient aux tribunaux d'infamie. Il en tirait un plaisir qui faisait mal, s'appliquait à s'exclure, à se déraciner. Il aimait la vitesse, il était de passage. A la nuit tombante, il filait sur les routes, inquie

L'eau et les yeux

Mia Couto est un célèbre écrivain du Mozambique. Il écrit sur l'eau comme personne — toutes les sortes d'eau : le fleuve, la mer, la pluie — sur l'eau et sur les yeux. Un de mes livres préférés est "La pluie ébahie". Ne faut-il pas à la pluie quelque parenté avec le regard, pour être ébahie ?... Dans un autre livre de Mia Couto ("Les sables de l'empereur") habite un personnage, Dabondi, une femme africaine qui semble avoir un étrange savoir, et d'étranges pouvoirs. Elle laisse échapper de façon inattendue, d'un chapitre à l'autre, des récits, des légendes qui nous font entrevoir, peu à peu, d'étonnantes profondeurs. Je m'en suis fait l'écho déjà dans butin ( Parole de Dabondi ). Voici deux autres de ses récits:  exergue du chapitre 14 En traversant une forêt un homme fut attaqué par des voleurs. Ils le frappèrent, le déshabillèrent, lui arrachèrent les yeux et l'attachèrent à un arbre. Au milieu de la nuit, les yeux du mal

Parole de Dabondi

La pluie sentit l'odeur de la fille vierge et de son haleine chaude s'insinua dans la case. Elle se glissa par les lézardes de la porte se faisant passer pour du brouillard. Et ainsi, sous cette forme informe, la pluie séduisit la jeune fille et la fit rêver d'elle. En rêve, la fille vit un nuage planer. À l'entrée de chez elle s'agenouilla le nuage, afin qu'elle grimpât sur son dos. Et sur cette couche elles dormirent toutes deux, la fille et la pluie. Ce fut alors que les cieux s'effondrèrent assortis des dieux. Et toute la terre se parfuma. Ça sent la pluie, disent les hommes. Et ils ne savent pas où naît ce parfum. Mia Couto, Le Buveur d'Horizons (Les sables de l'empereur, Livre 3 de l'édition Métailié, 2020) Pierre Boncompain, Naïades

Une conversation

  Les prisonniers africains sont conduits dans un coin à l'ombre. Ils reçoivent des biscuits et un verre de vin. Et ils restent là, engourdis de fatigue. Dabondi se détache à nouveau du groupe et vient s'asseoir à mes côtés. Elle a gardé un reste de boisson au fond de son verre. Elle en laisse tomber quelques gouttes sur le sable chaud. Elle apaise la soif des défunts depuis que le monde est né. — Tu sais comment j'ai appris à parler avec les fleuves ? C'était à l'adolescence, dit-elle. Cela s'est passé avant que le roi ne me prenne pour épouse. Tous les matins, elle observait une araignée entrer et sortir d'un trou dans la cour de sa maison. Entre ses pattes, l'animal transportait de la rosée au tréfonds de la terre. Elle travaillait comme un mineur à rebours : elle puisait dans le ciel pour accumuler dans le sous-sol. Cette occupation durait depuis si longtemps qu'au fond de son terrier était né un grand lac souterrain. La reine voulut aider l'

Feins d'être un fleuve

— Je vous ai déjà vue quelque part, avança Santiago. — Peut-être, monsieur le capitaine. Je suis Bianca... — L'Italienne aux mains d'or ? Enchanté, chère madame. Et il s'inclina en une révérence grotesque. — Il faut que vous compreniez, monsieur le capitaine, pourquoi nous sommes ici tous concernés, déclara l'Italienne. Le garçon qui suivait dans le bateau était le fils de notre ami, là, et elle désigna Katini, qui se cachait derrière tous les autres. — Dona Bianca, rétorqua le militaire, vous n'imaginez pas combien je regrette ce qui s'est passé. Nous sommes en guerre, que puis-je dire ? Je suis chrétien, j'ai mis en terre les malheureux qui étaient sur la pirogue... — Et où les avez-vous enterrés ? demandai-je. Je ne reconnus pas ma propre voix. Poussée par une main invisible, je me vis affronter Santiago Mata. Et je répétai la question. Souriant, l'homme questionna : — Holà, holà ! Qui est cette beauté ? Ne me dites pas, dona Bianca, que c'est une

A Espada e a Azagaia (2)

Légende de Nkokolani  Au commencement du Temps il n'y avait ni fleuve ni mer. Sur le paysage pointillaient quelques lagunes, éphémères filles de la pluie. À la vue de l'aridité des plantes et des bêtes, Dieu décida de créer le premier fleuve. Il arriva, cependant, que son lit s'obstinât à s'étendre au-delà des rives. Pour la première fois Dieu craignit que la création défiât le Créateur. Et Il soupçonna que le fleuve eût appris à rêver. Ceux qui rêvent goûtent la saveur de l'éternité. Et celle-ci est un privilège des seules divinités. Avec ses longs doigts, Dieu suspendit le fleuve dans les hauteurs pour ensuite raccourcir ses extrémités, l'amputant de l'embouchure et de la source. Avec une délicatesse paternelle, Il redéposa le filet d'eau sur le bon sillon de terre. Sans commencement ni fin, le fleuve repoussa les rives et s'étendit à l'infini. Les deux berges se firent si distantes qu'elles inspiraient plus encore le désir de rêver. Ainsi

A Espada e a Azagaia

Légende de Sana Beneve Dieu n'a pas créé les gens. Il n'a fait que les découvrir. Il les a trouvés dans l'eau. Tous les êtres vivants immergés comme des poissons. Dieu a fermé les yeux pour regarder dans l'eau. À cet instant, Il a aperçu des créatures qui étaient aussi anciennes que Lui. Et Il a décidé de prendre possession de tous les cours d'eau. C'est ainsi qu'Il a emballé les fleuves dans ses veines et qu'Il a gardé les lagunes dans son cœur. Quand Il a atteint la savane, le Créateur s'est libéré de sa charge. Les hommes et les femmes sont tombés à terre. Se débattant sur le sable, ils ont ouvert et fermé la bouche, comme s'ils cherchaient à parler et que les premiers mots n'avaient pas encore été inventés. Hors de l'eau ils ne savaient pas respirer. Suffoqués, ils ont perdu conscience. Et ils ont rêvé. C'est en rêve qu'ils ont appris à respirer. Quand, pour la première fois, ils ont rempli leurs poumons, ils ont fondu en larm

Calendriers rituels

  Il faut se tourner vers les plexus du rite et du mythe pour saisir que la Terre n'est pas, dans les sociétés voltaïques, cette divinité faite "d'une seule pièce" que l'Occident moderne fantasme sous les traits de la Mère du monde. Sous une appellation unique, elle se montre sous plusieurs aspects, sous différentes figures qui, comme dans les sociétés antiques, renvoient aux différentes fonctions qu'elle remplit et que les hommes sollicitent par leurs prières et leurs actes. Selon une représentation qui nous est familière, elle est ce qui fait germer la graine, et tous les rites qui entourent les travaux des champs ont pour enjeu de veiller à ce que rien ne vienne entraver cette fonction. Lorsque le temps est venu, il revient au gardien de la Terre de déclencher la fonction gestante de la Terre, ainsi que de la suspendre, à la fin de la saison des cultures. Premier à "blesser la Terre", en creusant les premiers poquets dans son champ et à semer, il

Les fictions du rite

  Danouta Liberski-Bagnoud montre comment, en Afrique de l'ouest, les rites – ou plus exactement les fictions du rite – viennent s'interposer dans le système de sens construit par le langage en lui apportant ce qui lui manque de vie réelle. [Les fictions du rite] n'imitent pas la nature ou ce que, sous ce vocable, nos filets langagiers ont capté du réel (le cycle biologique, par exemple). Mais elles créent un milieu, un espace-temps spécifique, qui permet de reprendre ce qui du langage s'est mal noué au corps, ces mauvais ancrages dont font symptômes ces irruptions du réel dans le monde que sont la mort, la maladie, la sécheresse, la stérilité, etc. Les fictions du rite sont une autre façon d'imposer des limites à la toute-puissance de la pensée, tout en y puisant son énergie imaginative. Telle est la fonction anthropologique du rite. La souveraineté de la Terre, p. 240 Photo Gerry TAAMA Togo terre d'aventure le blog

Une leçon africaine

  Les pieds sur terre ne vont pas sans la tête dans les étoiles : c'est ainsi que je m'amuse à mettre en image un aspect du travail de Danouta Liberski-Bagnoud dans « La Souveraineté de la Terre – une leçon africaine sur l'habiter ». Cet ouvrage anthropologique dont chacun pourra percevoir l'urgence, rend accessible, grâce à une qualité littéraire d'écriture, le problème crucial du "foncier africain", ainsi qu'on pourra l'apprécier dans ce court extrait (p. 216) : [...] Ces approches du "foncier africain" relèvent de cette vue économico-fonctionnelle", dont Cornelius Castoriadis avait déjà vigoureusement remis en question la validité 1 , et qui consiste à réduire l'existence des institutions aux fonctions vitales qu'elles assureraient dans la société, et leurs traits spécifiques aux besoins estimés "réels" de celle-ci. Or, il n'est pas de systèmes normatifs ni d'institutions qui ne soient pris dans le tiss