En 1859, il avait engagé dans son atelier du 38, rue de la Victoire un garçon d’une quinzaine d’années, Alexandre, qui vivait dans une quasi-misère, non loin de chez lui. Manet lui demandait de laver ses pinceaux, de balayer, de nettoyer les lieux. Il le prit incidemment comme modèle pour son Enfant aux cerises de 1859, où il semble respirer l’innocence et le bonheur de vivre, avec ses yeux malicieux sous sa toque rouge, ses cheveux blonds, son nez un peu épaté, sa bouche gourmande, ses mains qui enserrent précieusement le sac de cerises posé sur un muret auquel il s’est lui-même appuyé… Mais cette innocence, cette joie de vivre n’étaient sans doute qu’une illusion. Le plus souvent, l’enfant était ombrageux, taciturne. Il commettait de menus vols.
Faut-il penser qu’un jour de l’été 1860 Manet se mit plus violemment que d’habitude en colère contre lui ? On a souligné à quel point il arrivait au peintre de se laisser emporter par ses ressentiments avant de recouvrer la maîtrise de soi. Personne ne saura jamais, en vérité, le comportement qu’il adopta cette fois-là. Ce que l’on a appris, en revanche, c’est que Manet, de retour un peu plus tard dans son atelier, trouva l’enfant pendu…
Par la suite, il ne put supporter de rester dans les lieux et s’installa dans un nouvel atelier, rue de Douai. Dans ses souvenirs, Antonin Proust se contente de cette remarque laconique : « Manet fut très affecté de la fin tragique de ce petit être qu’il aimait beaucoup. »
Et encore ?
Rien.
En apparence, rien.
Deux ans plus tard, tout de même, en 1862, Manet publia dans un cahier d’estampes une eau-forte d’après un dessin qu’il avait esquissé du vivant de l’enfant, et qui le représentait pieds nus, avec sa fameuse toque, en compagnie d’un gros chien avec lequel il semble presque se confondre. (On doit à Françoise Cachin cette identification du modèle.) L’image, ici pleine de tendresse, de chaleureuse complicité entre le garçon et l’animal, continuait à l’évidence de le hanter. Mais, par ailleurs, ni Antonin Proust ni, par la suite, Théodore Duret n’ont fait état d’un sentiment de culpabilité de leur ami, d’un remords ou d’un chagrin qui auraient continué de le hanter et qu’il leur aurait confiés.
[...]
On ne peut s’empêcher de penser que ce petit fantôme a continué longtemps, toute sa vie peut-être, à hanter la conscience du peintre qui n’en dira plus jamais rien. Bien sûr, les fantômes, on les cache chez soi. Dans les sous-sols, les escaliers dérobés, les greniers ou les replis de sa conscience. Ils ne s’évanouissent pas pour autant. Tapis, aux aguets, ils ouvrent la bouche, ils ne disent rien, certes, ils n’expriment rien sinon l’essentiel : une absence, un silence dont on ne guérira jamais.
Frédéric Vitoux, Voir Manet, Fayard 2013
Edouard Manet, L'enfant aux cerises, 1859
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