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Affichage des articles du juillet, 2022

L'invisible

    La dernière saison    Contrairement à ce qu'on pense, le dernier disque de Glenn Gould, non pas publié, mais enregistré, ne fut pas les Variations Goldberg , mais la Sonate de Strauss op.3 n°1, gravée au RCA studio A à New York en septembre 1982. Un mois après, la mort déroba le pianiste à notre vue et le rendit à la force de la musique qui est la force de l'invisible.    Quand Gould enregistra pour la première fois les Variations Goldberg en juin 1955, une partie du succès incroyable du disque fut sans doute dû au photos de Dan Weiner qui l'ornaient. De longs cheveux bruns, des pommettes saillantes, un air qui n'était qu'à lui de toiser le monde, à la fois impérieux et assiégé. Un jeune romantique consumé de nostalgie, qui aurait abusé de la permission qu'ont les hommes d'être beaux. Quand Gould réenregistra les Golberg , en avril et mai 1981, on fit en même temps un film sous la direction e Monsaingeon. Voyant ce film, on est atterré par le physique d

Esthétique généralisée

  L'esthétique, avant d'être le caractère propre de l'art, est une donnée fondamentale de la sensibilité humaine. Je pars du sens même du mot grec aisthesis , qui veut dire : sensation, sentiment. Le sentiment esthétique est une émotion qui nous vient de formes, de couleurs, de sons, mais aussi de récits, de spectacles, de poèmes, d'idées. Le sentiment esthétique est un sentiment de plaisir et d'admiration, qui lorsqu'il est intense devient émerveillement ou même bonheur. Il peut être provoqué par une œuvre d'art mais aussi par un spectacle naturel. Il peut être suscité par des objets ou des œuvres dont la destination n'est pas esthétique mais qui deviennent esthétisés par nous. C'est un sentiment assez difficile à définir, encore que chacun d'entre nous l'éprouve en de multiples circonstances. La vision du ciel constellé, un coucher de soleil sur l'océan, la montée de la lune dans la nuit, un sommet enneigé, un vol d'hirondelles, un

Jacob, Jacob

  [...] Louise se faufile, pousse les hommes et les femmes qui lui barrent le passage, les femmes surtout veulent approcher le chanteur à la gueule d'ange, mais rien ne peut arrêter Louise, elle en a vu d'autres, elle parvient jusqu'à Jacob qu'elle tire par la manche en lui disant tout de go, tu chantes bien, tu es Juif ? Jacob s'étonne de la question, la prend pour un garçon, avant de distinguer le renflement de ses seins dans l'échancrure de sa chemise, il remarque qu'elle n'a qu'une oreille, une horrible cicatrice boursouflée dessine l'absence de l'organe côté gauche. Louise a l'habitude que les regards se posent là, elle porte machinalement sa main à la cicatrice, tu vois, même en entendant qu'à moitié je sais que tu chantes bien, je peux boire moi aussi ? Jacob lui tend son verre de whisky, intrigué par cette fille, pourtant il en a vu des centaines depuis qu'il a débarqué en France, il y a quinze jours à peine, il s'est

Aube (Illuminations)

  J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi.  Arthur Rimbaud Bengt Lindström, gravure

Un présent brûlant

     A la fin des années cinquante, j'abandonnai l'ambition d'être un écrivain israélien et je m'efforçai d'être ce que j'étais vraiment: un migrant, un réfugié, un homme qui portait en lui l'enfant de la guerre, parlant avec difficulté et s'efforçant de raconter avec un minimum de mots. La quintessence de cet effort se trouve dans mon premier livre, Fumée . De nombreux éditeurs feuilletèrent le manuscrit. Chacun y trouva un défaut. L'un dit qu'on n'avait pas le droit d'écrire de fiction sur la Shoah, un autre prétendit qu'il ne fallait pas écrire sur les faiblesses des victimes mais mettre en valeur les actes héroïques, la révolte des ghettos et les partisans, d'autres affirmaient que le style était défectueux, hors normes, pauvre. Chacun se permettait de réclamer des corrections, des ajouts, des coupes. Ils ne voyaient pas ses vraies qualités. Moi non plus je ne les voyais pas, et plus encore: j'étais sûr que tout ce qu'