Il faut se tourner vers les plexus du rite et du mythe pour saisir que la Terre n'est pas, dans les sociétés voltaïques, cette divinité faite "d'une seule pièce" que l'Occident moderne fantasme sous les traits de la Mère du monde. Sous une appellation unique, elle se montre sous plusieurs aspects, sous différentes figures qui, comme dans les sociétés antiques, renvoient aux différentes fonctions qu'elle remplit et que les hommes sollicitent par leurs prières et leurs actes. Selon une représentation qui nous est familière, elle est ce qui fait germer la graine, et tous les rites qui entourent les travaux des champs ont pour enjeu de veiller à ce que rien ne vienne entraver cette fonction. Lorsque le temps est venu, il revient au gardien de la Terre de déclencher la fonction gestante de la Terre, ainsi que de la suspendre, à la fin de la saison des cultures. Premier à "blesser la Terre", en creusant les premiers poquets dans son champ et à semer, il doit être le dernier à moissonner. Toute récolte encore sur pied est vouée à dépérir après cet acte de clôture. Mais la Terre est, également, celle qui avale les morts comme tout ce qui n'a plus d'attache dans le monde des vivants, tout ce qui est délié de toute généalogie. Épaves, troupeaux divaguant dont on ne connaît pas le propriétaire, masques ou autres objets enchantés dont le mode d'emploi s'est perdu ont pour destin d'être renvoyés vers la Terre. Les animaux perdus seront sacrifiés sur place par le responsable rituel de la terre où ils ont été trouvés, les épaves sont rapportées au gardien de la Terre qui les déposera soit sur le tas des cendres ménagères devant la cour, soit en un lieu du territoire identifié comme "le lieu où la Terre respire". Autrefois, les vagabonds, les anciens captifs, les enfants perdus dont on ignore l'origine faisaient l'objet d'une procédure rituelle qui les rattachait à la Terre. Figure de Janus, l'une de ses faces donne la vie, l'autre ouvre une grande bouche qui engloutit tout ce qui a achevé son parcours ici-bas. L'une des définitions de la Terre est qu'elle "a autorité sur" tout ce qui vit à sa surface – hommes, animaux, végétation, éléments naturels –, elle en est donc l'ultime destination. Sous cette figure de grand dépotoir, la Terre apparaît sous sa face sombre, inquiétante, celle qui fonde le pouvoir des chefs et qui, dans le même geste, les place sous la menace constante de s'ouvrir sous leurs pas. Mais elle est aussi, pour tous les autres, l'assise sûre sur laquelle les hommes bâtissent leur demeure, cultivent leurs champs, établissent les sanctuaires boisés. Il n'est pas une maison, pas un champ, pas un sanctuaire, qui ne soient fondés, consacrés, institués, sans qu'on fasse appel à la Terre pour l'informer qu'à l'endroit précis du sol où elle est invoquée des hommes sont venus chercher "une place pour s'asseoir", "une place pour respirer", un "lieu où faire souche". En certains lieux où se pratiquent un certain style de géomancie, la Terre est encore le lieu où sont archivées les paroles que tout un chacun à prononcées, avant d'advenir au monde, et qui déterminent le sort (bon ou mauvais) d'une vie. Elle est "comme la mémoire du monde qui cache en ses plis tout ce que les hommes voudraient savoir sur leurs choix prénataux de destinée et sur les conséquences de ces choix". Dans le cadre du dispositif géomantique, la Terre fait point de recollement pour la question du vrai et du faux. Créditée de ne pas craindre les puissants du monde, elle est installée par le géomancien dans le statut d'une puissance en mesure de produire une parole non déformée par la censure, tout en étant sans cesse suspectée pour sa propension à la tromperie.
Danouta Liberski-Bagnoud, La Souveraineté de la Terre, p. 294-296
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