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Affichage des articles du septembre, 2024

Les yeux

  Parmi "les confidences d'un père", l'histoire de Momus, apparaît dans le roman d'Isabelle Pouchin. Tout à fait insolite et sans rapport apparent avec l'histoire, elle l'éclaire pourtant d'un feu singulier. Et elle n'est pas sans projeter sa lumière sur les propos d'Alberto Giacometti que rapporte Yves Bonnefoy : « J'ai toujours eu l'impression ou le sentiment de la fragilité des êtres vivants, déclare Alberto : comme s'il fallait une énergie formidable pour qu'ils puissent tenir debout. Il dit encore : c'est la tête qui est l'essentiel — la tête, cette négation par les yeux de la boîte vide qu'est en puissance le crâne. » Momus, c’est un ami du dieu Vulcain, un ami attentionné, le chic type qui s’intéresse toujours à ce que vous faites. Or Vulcain reçoit l’ordre suivant : façonner une statue d’argile, laquelle servira d’étalon aux futurs hommes. Car Jupiter a des envies d’homme. Il s’applique, Vulcain ; l’ouvra

Leçon de choses

  Mouvance des remous, vigilance des éclats. Tout miroite, tout change, s'immobilise, se substitue, réapparaît. Les phrases de Claude Simon contiennent tout le livre. Les promeneurs font une nouvelle halte en haut de la falaise. Assis sur l'herbe, ils contemplent l'immensité à la fois immobile et mouvante qui s'étend devant eux. L'homme s'est assis à l'extrême bord, les jambes repliées, les pointes de ses souliers dépassant dans le vide. Il a posé sa canne à côté de lui et déployé sur ses cuisses le journal dont parfois le vent retrousse ou rabat l'un des coins. Il fait semblant de lire mais, en fait, ne parcourt que distraitement les titres, laissant le plus souvent errer son regard au-delà. Tout en bas, comme du haut d'une maison de plusieurs étages, on peut voir la grève d'où la mer s'est retirée laissant à découvert un tapis de galets dont la couleur change suivant une ligne qui correspond à la limite atteinte par le flot à marée haute, t

Un art expressionniste (3)

 Le tramway porte, transporte, fait apparaître et traverse toutes sortes de paysages. Et finalement, ces lieux, ces personnages, ces événements racontés et décrits avec ce choix de couleurs (ou de noir et blanc), cette forme de touches ou d'empâtements comme ferait un peintre, ne laissent aucun doute : c'est bien la mémoire — ou plutôt le regard qui en est né — qui s'exprime là. En plus de cette chatte dont elle tuait les petits avec une intraitable sauvagerie et de ce frère au crâne dégarni et livide, cette bonne à l'étroit visage ravagé d'un jaune terreux empreint de cette expression farouche (comme si elle avait subi quelque inoubliable offense pire que la pauvreté, peut-être (sait-on jamais dans ces villages perdus ?) quelque chose, était enfant, comme un viol — ou plutôt, plus probablement, non pas un viol dans sa chair mais comme si la vie elle-même avait une fois pour toutes porté en elle une atteinte irréparable) partageait non pas à proprement parler son a

Un art expressionniste (2)

Le tramway porte, transporte, fait apparaître et traverse toutes sortes de paysages. Ici ce sont des spectres récurrents de personnages, des animaux victimisés encore, des scènes saisissantes qui sont les outils servant à l'écrivain à créer le texte à partir de sa mémoire revisitée. Ce même et long visage d'Erinye en permanence empreint d'une expression d'outrage dont elle semblait ne jamais se départir, que ce fût pour soigner maman avec cette sorte de farouche tendresse ou (apparaissant dans la pénombre de la cuisine à la lueur changeante des flammes) lorsqu'elle contemplait les soubresauts de ces rats qu'elle brûlait vivants (ce qui, raconté par les enfants, lui fut sévèrement interdit — en dépit de quoi (mais sans témoins) elle continua sans doute de le faire), ou encore, toujours indignée et inflexible malgré nos pleurs et nos supplications lorsqu'elle tuait l'un après l'autre en les jetant avec violence contre le mur de la cour les

Un art expressionniste (1)

Le tramway porte, transporte, fait apparaître, traverse toutes sortes de paysages. Ici c'est un lieu particulièrement minéral, des animaux particulièrement victimisés, qui sont les outils descriptifs servant à l'écrivain à créer le texte à partir de sa mémoire revisitée.   [...] le mari de ma tante nous amena en auto avec elle jusqu'à un hameau, si l'on peut donner ce nom au rassemblement de quelques maisons plus ou moins délabrées (même pas, comme on peut encore en voir en haute montagne, faites de pierres sèches et couvertes de lloses : sommaires, enduites d'un sordide crépi grisâtre, le toit fait de tuiles mécaniques) au flanc pierreux de la montagne (à peu près à la hauteur où, au début de l'automne on pouvait, de la plaine, voir les premières neiges), le (comment dire : hameau ?) apparemment déserté, quoique à cette heure on eût pu penser que les hommes étaient aux champs (mais il n'y avait pas de champs : seulement des pierres...), sauf tr

Quand s'illumine le prunier sauvage (3)

Le courage d'exister   L'imaginaire n'est pas seulement une liberté, n'est pas seulement un espace et un temps supplémentaires que l'on se donne. L'imaginaire peut être aussi le courage d'exister. C'est pour moi une des leçons de ce grand livre. Je ne parle pas tant des personnages, bien sûr, que de l'écrivain. (J'emploie ce terme sans précision de genre, comme le fait l'autrice elle-même quelque part dans le livre, pas n'importe où, dans les dernières lignes, pour bien montrer sa part, indissociable de la fiction, comme est l'imaginaire indissociable du réel, cela parlant pour toutes et tous.) C'est aussi dire que face au dictateur, que dans la guerre, au-delà du réel est l'imaginaire, et que l'imaginaire est encore dans la vie, et qu'il peut se retourner dans le réel. Les premières lignes : D'après Beeta, Maman fut frappée d'une illumination le 18 août 1988 à 2h.35 précise sur notre plus haut prunier sauvage,

Quand s'illumine le prunier sauvage (2)

  Quand elle commença à grimper sur le prunier, nous la suivîmes. L'arbre ne semblait pas assez gros pour supporter le poids de cinq personnes, mais nous nous aperçûmes bientôt qu'il grandissait et grossissait à mesure que nous grimpions. Quand nous nous arrêtâmes à quelques mètres du sol, il cessa de pousser. Quand nous reprîmes notre ascension, il fit de même. Nous grimpâmes encore et encore jusqu'à dépasser les nuages. Nous pouvions voir la Terre tout là-bas. Nous restâmes immobiles et l'arbre fit de même. Nous regardâmes en bas. Nous regardâmes la Terre, avec ses forêts, ses océans, ses montagnes et ses nuages ; avec ses pays, ses frontières, ses peuples, leurs amours et leurs haines, ses meurtres et ses pillages. Nous nous regardâmes et nous comprîmes qu'il nous serait facile de laisser tout cela derrière nous. Nous continuâmes à monter jusqu'à ce que nous arrivions tout en haut de l'arbre. Maman, qui était en tête, se retourna et nous observa l'un

Quand s'illumine le prunier sauvage (1)

  Ce livre foisonnant fera véritablement foisonner votre esprit Année après année, l'interminable progression des plantes tentaculaires dont les vrilles s'enroulaient et s'entrelaçaient comme des serpents, étreignant tendrement les racines et les ramures des arbres, dont les extrémités s'épanouissaient en éclosions, avait transformé la cour d'Issa en parfait refuge pour les bêtes comme pour les insectes. Année après année, il s'était perdu dans la contemplation de ce jardin enchanté et avait ainsi eu l'occasion d'observer les volètements des libellules assez longtemps pour devenir le seul homme capable de déchiffrer leur langage. Chaque fois qu'ils étaient ensemble, Issa se laissait distraire par ces insectes. Pendant qu'il parlait à Beeta ou qu'il l'écoutait, ses yeux mobiles les suivaient d'un côté et de l'autre. Selon leur espèce, leur couleur, leur façon de voler, les endroits où ils allaient, ceux où ils se posaient, le jeune