La lumière a un temps qui lui fut mesuré ;
mais le royaume de la Nuit est hors le temps et l'espace.
Novalis, Hymnes à la Nuit
...
Tout ce qui ne peut être prouvé expérimentalement ou expliqué rationnellement a été banni de la connaissance, rejeté dans le domaine nocturne des fantasmes. Exclusion prodigieusement efficace qui a servi à transformer notre monde habitable, mais transformation qui a introduit entre le monde et nous la distance qui sépare le dominé du dominateur et nous tient isolés dans notre position dominante. Distance, séparation, béance où a germé cette illusion d'un néant absolu. On peut voir dans cette appréhension de la nuit comme image du néant une dénonciation du vide spirituel sur lequel débouche l'évolution technico-économique, une réaction tardive contre la triomphante idéologie du progrès. C'est pourtant à l'époque où naissait cette idéologie que penseurs et poètes attendaient de la nuit, de son mystère, de son infini, ce qui ne pourrait pas se trouver dans les limites du jour. Les toutes dernières années du XVIIIe siècle et les premières du XIXe furent un temps où, à la lueur aurorale du romantisme, science et poésie contractaient une heureuse union. Conscients du fait que leur savoir, strictement limité aux phénomènes, ne pouvait atteindre les fondements d'une réalité dont dépend le sens de notre existence, les savants confiaient aux poètes, d'ailleurs souvent aussi savants qu'eux, le soin de chercher au-delà des vérités démontrables, dans le champ illimité du possible, ce qui pouvait, de façon vraisemblable, accorder les exigences du savoir aux exigences de la vie. Traducteurs de ce qu'ils appelaient le "langage de la nature", les poètes découvraient un sens à l'univers.
En descendant dans les régions du "profondément obscur, mystérieux", la poésie abordait par des voies hasardeuses aux énigmes de l'origine (une réalité issue du néant n'est pas plus concevable qu'une réalité sans commencement!) ; elle butait sur la contradiction entre le temps, qui englobant tout le réel l'anéantit entièrement à mesure qu'il s'écoule, et le "fait d'avoir été", pourtant bien réel, mais que rien ne peut anéantir. Contradiction apparemment résolue lorsque, à la faveur du sommeil de nos perceptions, émerge de notre inconscient le sentiment d'une éternelle présence au monde.
Le risque est grand pour les poètes de se prendre au piège des illusions ou de se perdre dans le dédale de l'occultisme, mais, sans doute, vaut-il la peine d'être couru si l'on considère que le "Royaume de la Nuit... hors l'espace et le temps", se situant dans le domaine de la vraisemblance, a quelque chance d'être atteint.
Louis Flach extrait de La nuit défigurée in Sigila #23
Mário Botas, aquarelle et encre de chine, Fundação Mário Botas, Portugal
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