Cela est vrai, mes frères, à la condition de retirer du compte les Berbères (Kabyles, Chaoui, Mozabites, Touareg, etc., soit 80 % de la population) et les naturalisés de l'Histoire (mozarabes, juifs, pieds-noirs, Turcs, coulouglis, Africains… soit 2 à 4%). Les 16 à 18 % restants sont des Arabes, personne ne le conteste. Mais on ne peut jurer de rien, tout est très mouvant, il y eut tant d'invasions, d'exodes et de retours dans ce pays, hors la couleur du ciel, rien n'est figé. Nos ancêtres les Gaulois et nos ancêtres les Arabes sont de ce mouvement incessant de l'Histoire, ça va, ça vient et ça laisse des traces.Moi-même qui ai beaucoup cherché je suis dans l'incapacité de dire ma part rifaine, ma part kabyle, ma part turque, ma part judéo-berbère, ma part arabe, mon côté français. Nous sommes trop mélangés, dispersés aux quatre vents, il ne nous est pas possible, dans ma famille, de savoir qui nous sommes, d'où nous venons et où nous allons, alors chacun privilégie la part de notre sang qui l'arrange le mieux dans ses démarches administratives. Cela étant, le pays est vaste, riche, hospitalier, il peut encore accueillir jusqu'à un milliard d'émigrés et chacun peut prétendre le représenter. De ce point de vue, les Berbères n'ont pas forcément vocation à être, à eux seuls, les enfants de l'Algérie. Le fait d'être là depuis le néolithique n'est pas une fin en soi. Bientôt les Chinois, de plus en plus nombreux chez nous, pourront clamer que l'Algérie est chinoise et il sera difficile de les contredire. Ces histoires de race, de couleur, d'origine, sont tout spécialement bêtes, la vie prend les formes qu'elle veut, où elle veut, et elle pourrait bien, un de ces quatre, nous réincarner en vaches ou en porcs. Je ne comprend vraiment pas pourquoi on en fait tout un plat. Ne souffrez donc pas inutilement. Disons que pour le moment l'Algérie est peuplée d'Algériens, descendants des Numides, et on en reste là. Cette Constante, l'affirmation entêtée d'une arabité cristalline descendue du ciel, est d'un racisme effrayant. En niant en nous notre pluralité multimillénaire et en nous retirant notre élan naturel à nous mêler au monde et à l'absorber, elle nous voue tout simplement à la disparition. Pourquoi veut-on faire de nous les clones parfaits de nos chers et lointains cousins d'Arabie ? De quoi, de qui ont-ils peur ? Je comprends que les Kabyles, les Berbères les plus ardemment engagés dans le combat identitaire en aient assez d'être vus comme inexistants dans leur propre pays, ou pis, comme une scorie honteuse de l'histoire des Arabes.
Mais quand même, il ne faut pas pousser, s'ingénier à se vouloir arabes par force et s'affirmer kabyles avec la même farouche intensité, c'est pile et face du même racisme. Laissons ces mystères aux anthropologues, aux historiens, ils nous écriront de belles histoires et nous aurons plaisir à les lire. Rendez-vous compte : si chaque Français d'aujourd'hui agissait de même, se revendiquer de ses seuls aïeux, ce pays ouvert aux quatre vents bruisserait de mille chants, il ne s'entendrait plus parler. Et que dire de l'Amérique ! Alors répétons-le jusqu'à être entendus : nous sommes des Algériens, c'est tout, des êtres multicolores et polyglottes, et nos racines plongent partout dans le monde. Toute la Méditerranée coule dans nos veines et, partout, sur ses rivages ensoleillés, nous avons semé nos graines. Souvenez-vous que nos ancêtres les Ottomans écumaient la Méditerranée et ne revenaient jamais sans captives dans leurs soutes. Vous vous doutez bien que lorsqu'ils les relâchaient contre bonne rançon, elles étaient déjà des nôtres. L'unité nationale se fera sur cette base, les hiérarques du système et les piqués du berbérisme ne pourront indéfiniment l'empêcher. L'Histoire ne se refait pas, elle avance. Et comme nous avons nos mystères, elle a les siens.
Boualem Sansal, extrait de Poste restante : Alger, Lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes, Éditions Gallimard, 2006.
Adel Bentounsi, Série L’Espèce : L’Anarchie des idées, 2010.
Adel Bentounsi est né en 1982 et vit à Annaba, une ville côtière de l’est de l’Algérie, où il a fait les Beaux-Arts. Ses personnages habillés d’une marinière rappellent la proximité de la mer, mais aussi l’omniprésence de l’exil des harraga. Appelés « Brûleurs », parce qu’ils brûlent leurs papiers pour ne pas laisser trace de leur identité une fois la Méditerranée traversée, ils sont des milliers à partir clandestinement chaque année. Si l'Algérie n'a pas vécu en 2011 son « printemps arabe », il y eut ici un nombre considérable de manifestations et d’immolations. À travers les journaux brandis par la foule et le titre L’Anarchie des idées, Adel Bentounsi pose la question du traitement médiatique de l’actualité et celle du sens des mobilisations. (Médiapart - dessiner l'Algérie - portfolios - 2 octobre 2014)
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