Lorsque le bébé a soif, il crie, et chacun comprend qu'il réclame à boire. On doit, pense-t-on, lui donner à boire, et ce devoir est le corrélat d'un droit qu'on lui reconnaît de vouloir vivre. On parle des affamés du tiers-monde. Nul ne conteste leur droit de vouloir se nourrir et vivre, et beaucoup ressentent, corrélativement à ce droit qu'ils leur reconnaissent, le devoir de les aider.
Nous ne parlons pas d'un "droit à la vie ou d'un "droit de vivre", mais d'un droit de vouloir vivre. Parler d'un "droit à la vie", à moins que ce soit une façon cursive de parler du droit de chacun de vouloir vivre, n'a pas de sens. Supposons qu'un homme jeune soit atteint d'une maladie mortelle. Il voit venir la mort. A qui se plaindra-t-il ? A qui dira-t-il : "J'ai droit à la vie" ? Il faudrait que ce soit à quelqu'un à qui il puisse dire : "Faites que je vive". Mais s'il s'adresse à Dieu, c'est là une prière, et non l'affirmation et la revendication d'un droit. Et s'il s'adresse aux hommes, c'est une plainte, et non la revendication d'un droit.[...]
Je renvoie à la suite du chapitre Le droit de vouloir vivre, bien que sa lecture soit indispensable à l'ensemble du raisonnement, et je saute à un paragraphe dans le milieu du chapitre, puis à sa conclusion.
Or, que signifie un tel droit ? Il n'est pas un droit à la vie, mais il est le droit de faire en sorte que nous soyons en vie et en santé pour autant qu'il dépend de nous, et le droit de demander qu'il soit fait en sorte que nous soyons en vie et en santé pour autant qu'il dépend des hommes, en n'oubliant pas cependant que ce droit trouve sa limite dans le droit égal de chacun. La vie n'étant possible que par l'air, la nourriture, et une certaine liberté de faire ou de ne pas faire certaines choses selon qu'elles sont utiles à la vie ou nuisibles, comme de ne pas rester toujours cloué en un même lieu, astreint à un même travail, mais de donner à son corps quelque exercice et quelque variété d'occupation, le droit de vouloir vivre signifie, socialement, un droit à ce qui permet la vie, un droit aux moyens de la vie.
[...]
La population de la Terre dispose, pour survivre et vivre, des ressources de la Terre. Ces ressources sont, en droit (rationnel et moral), la propriété de tous et de chacun. Chacun a un droit sur les ressources de la Terre pour autant qu'elles sont ce qui permet de vivre. Beaucoup d'hommes, actuellement, n'ont pas leur part à ces ressources, les intérêts particuliers ayant encore le pas, à l'heure qu'il est, sur l'intérêt universel. Ils en auront leur légitime part, seulement dans le cadre d'un État universel instaurant une justice universelle. C'est donc l'exigence morale de l'heure, et des heures prochaines de l'histoire du monde, que de réaliser l'unité humaine et de rassembler toutes les nations sous le signe non de l'opposition mais de la complémentarité dans un seul État universel *. Les discours politiques purement nationaux, non ouverts à l'universel, comme le sont, généralement, les discours politiques dans nos démocraties, où ils sont fonction des intérêts particuliers d'une clientèle nationale, ces discours restent par nature en deçà de l'exigence propre et essentielle de notre époque.
* Utopie ? Ceux qui nous opposeront cela ne voient pas, croyons-nous, ce qui est en marche. Si d'ailleurs, dans cent ou deux cents ans, aucun notable progrès n'a été fait vers l'unité humaine, nous n'aurons pas eu tort pour cela. Ce qui est en marche n'arrive pas nécessairement à bon port.
Marcel Conche, Le fondement de la morale, Editions de Mégare, 1982
Photographie de Thami Benkirane
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