La Land est chargée, le chauffeur est prêt. Après onze jours de reportage, repérages à travers la verte Casamance et le fier peuple Diolla, il est temps de rentrer à Dakar. Nous allons traverser six cents kilomètres de terres arides ; adieu oasis magique, chants mandingues si doux, et bonjour latérite rouge et poussière, baobabs gris, villages secs.
A Sindhiot, une jeune femme nous demande un passage, elle est accompagnée de deux enfants, dont une petite fille qui tient un bébé cochon noir dans ses bras. Ce sont des N’diolla (Mandingues), une ethnie fantastique, pratiquant l’initiation à la connaissance du bois sacré, cette chevalerie africaine d’où sortent des hommes courageux, loyaux, endurants et… un peu plus… mystiquement… savants !
Assiatou a une vingtaine d’années, elle va aider sa tante à Dakar, avec son petit frère et sa petite sœur. Quand nous acceptons de les emmener, la petite fille dépose le petit cochon sur mes genoux en me disant « Tiens, c’est pour toi ! » Je garde la petite boule noire contre moi pendant tout le trajet, provoquant l’hilarité du chauffer et du mécanicien, musulmans, qui pensent évidemment que j’ai perdu la tête… confondre un cochon et un chien, les toubabs font des choses qu’ils ne comprennent pas toujours… mais là, ils se moquent ouvertement de moi et jusqu’à Dakar leurs yeux garderont une lueur d’incrédulité.
En cours de route, nous stoppons, étirements et « pause pipi ». Je dépose la petite bête face à moi, je m’accroupis… La petite truie, car c’est une femelle, me regarde droit dans les yeux et se libère en même temps que moi ! Je la félicite et nous repartons, la bébête sur mes genoux, les enfants ravis la caressent et j’annonce qu’elle s’appellera Léontine. Les enfants battent des mains et prononcent doucement le prénom de ma nouvelle recrue qui va agrandir la « famille » d’animaux recueillis, ce que mon mari excédé appelle mon cirque ! C’est quelquefois dans un plaisir aussi simple et complice d’uriner ensemble que se noue ce lien si particulier avec certains animaux… je n’ai pas de nom pour définir exactement cet état. Ce dont je suis sûre, c’est de l’intelligence vive de cet animal et du charme fou qu’il développe pour se faire adopter, comme un chiot.
A Dakar, je retrouve mon mari, il s’étonne de me voir avec cette bête : « Qu’est-ce que tu fais avec un phacochère ? » Je lis dans ses yeux une certaine angoisse. Le phaco est un animal sauvage qui, à l’âge adulte, pèse une soixantaine de kilos et possède une sacrée mâchoire munie de quatre belles canines plutôt impressionnantes !
Ukko, notre chien terre-neuve, vient renifler Léontine qui, en toute soumission, se roule à ses pattes, charmeuse, craquante. Mendhy, qui travaille à la maison et qui est originaire de Casamance, est vraiment contente, elle bat des mains, emmène la petite boule noire au fond du jardin où se trouve un ancien poulailler aménagé pour mes deux chacals des sables trouvés il y a quelque temps, moribonds, affamés, et depuis… en grande forme !
Je suis fourbue, c’est en me dirigeant à l’intérieur pour prendre une douche bien méritée que je réalise que j’ai vraiment cru, là-bas, qu’on m’offrait un cochon !
Le temps passe, Léontine grandit. Elle aime le confort, demande plusieurs fois par jour qu’on la lave, se postant devant le tuyau d’arrosage du jardin en grognant. Elle vient se montrer à la compagnie dès sa douche prise, elle « chante », danse, aime la musique qu’elle écoute en balançant sa grosse tête en rythme ; elle fait la belle et toute la maisonnée l’adore… sauf Jacques, mon mari. Elle réussit à nous tromper car elle « aboie » exactement comme Ukko, ils sont complices, amis, et jouent beaucoup ensemble, mêlant leurs masses noires de poils drus. Jamais Léontine ne pue, jamais elle n’a le comportement de sa race. Les amis sont plus qu’étonnés d’un tel mimétisme avec le chien, et ils tombent tous sous son charme étonnant… Mais voilà, en six mois, elle est devenue plus grosse que le chien, les poils poussent sur son dos, son frontal s’élargit, les quatre canines sorties lui donnent un nouvel air féroce, elle, la si drôle, la si douce. Je ne peux plus trop jouer avec elle, je suis souvent chargée et… au tapis ! Les visiteurs commencent eux aussi à éviter ses « élans », ses câlins bousculants ! Avec moi elle reste tendre et quand je la tiens par le cou, elle s’abandonne et devient douce, calmée, ronronnante.
La fête de la Korité m’envoie en repérage à Kaolack et je m’absente pour une dizaine de jours.
A mon retour de très bonne heure au matin, seul Ukko est là pour m’accueillir, j’appelle Léontine et je vois Mendhy toute triste qui me regarde sans un mot… Son regard m’indique dans un coin du jardin un amas de chairs noircies, calcinées… Elle marmonne comme pour se défendre : c’est Halassane qui l’a tuée, elle tord les pans de son tablier de ménage, en murmurant « c’est Monsieur qui… »
Il avait profité de mon absence… Sans doute plusieurs années plus tard je sortirai cet événement cruel parmi le nombre impressionnant de ses lâchetés en tout genre, l’ajoutant à ce que j’ai appelé « les déboires d’être »…
Michèle Laurier Césaire, extrait de Singala ou l'homme qui sait guérir, Gaspard Nocturne 2009
Photographie de Soaz Saahli
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