Il y a tellement de richesses dans ce roman — qui est construit sans la prétention de faire un roman, celui-ci se faisant comme par inadvertance, mais qui a déjà (en 1953) cette qualité de parler-direct de la littérature américaine, de parler-libre comme aujourd'hui un roman peut y aspirer — tellement de richesses de vues sur le naufrage le plus actuel de la société humaine, mais qu'il avait su voir dans la guerre et l'après-guerre, tellement de gravité et tellement d'humour qu'on en éclate de rire ou de stupeur. Ce livre, à sa parution, a été IGNORÉ, plus encore que son précédent "La peau et les os", excellent déjà et passé inaperçu.
Pour ma part, je considère Georges Hyvernaud comme un écrivain de grand talent et "Le wagon à vaches" comme un livre important, à lire, à conserver et à se transmettre, bien avant d'autres (par exemple L'Étranger, ou La Nausée, les incontournables de l'époque, passés au rang de classiques).
Ce "wagon à vaches" est fait de séquences, plus que de chapitres, qui traversent le temps, ce film, ce monde-même où nous sommes maintenant, en portant chaque fois un éclairage, une ouverture inattendue et c'est comme une profusion de vies.
Je taille dedans un petit éclat, sans tenter de rien expliquer ni souligner de ses lumineuses facettes.
Bien trop occupés de leur rôle pour penser aux morts. Il était d'ailleurs superflu de penser aux morts : désormais, le monument était là pour ça. C'était son rôle, au monument. La pierre n'oublierait pas. Les noms étaient là, c'était fixé, c'était gravé, c'était doré, on était en règle. Dans une mémoire humaine, un souvenir est toujours fragile et menacé. Dans la pierre, ça ne bouge plus. En ce jour de pluie et de musique, les vingt-trois mille habitants de ma ville natale se déchargeaient solennellement de l'obligation de maintenir intacte l'image de Beaulavoir Alfred, qui avait été tué aux Éparges, de Choupar Anatole, qui avait été tué près d'Albert. S'assurant ainsi la tranquillité d'âme nécessaire à la digestion, à la copulation, à la manille, aux divers commerces humains. Rien ne serait possible avec, sur la pensée, le poids des morts. Il importait de délivrer la cité de cet accablement. D'exorciser de ces présences tragiques la conscience collective et la conscience individuelle. Les morts eux-mêmes y gagnaient. Les morts cessaient d'être des cadavres pour devenir des Noms. Ils échangeaient leur misérable substance contre une abstraction décorative. À la chair gonflée et suppurante, aux yeux crevés, aux ventres défoncés, se substituait l'élégance algébrique des caractères inscrits dans la pierre. C'était net, des noms, c'était propre. Et même joli à regarder. Et inoffensif comme une page de dictionnaire ou de l'Annuaire du Téléphone. Les cadavres sont toujours pleins de reproches et de mépris. Mais, changés en noms, ils acquièrent une prodigieuse discrétion. On les lit sans songer qu'ils sont les noms de quelqu'un. On n'est même pas forcé de les lire.
Mon oncle Aurélien, au cours d'une permission, nous avait raconté qu'un de ses copains avait été enseveli par un obus : il avait juste son pied qui dépassait, avec la grosse godasse cloutée. On l'avait laissé comme ça. C'était commode, ce pied. Il servait de portemanteau. On y suspendait sa capote, sa musette. Mon oncle donnait ces détails avec satisfaction : "C'est affreux, protestait ma mère. — Mais non, mais non, disait l'oncle en rigolant, c'est la guerre." À présent, le macchabée utilitaire de mon oncle Aurélien avait sûrement recouvré sa dignité, sa décence. Il devait bien lui aussi avoir son nom inscrit sur quelque monument. Il n'était plus un objet grotesque et incongru. Il accédait à l'univers désincarné des Noms. Il avait pris la noblesse, la pureté, la transcendance des Noms. Et si l'image de ce pied jailli de la boue me visitait encore, justement pendant que les enfants du collège chantaient : "Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie ", c'est qu'il vous vient, quand vous n'êtes pas dans le chœur, des idées qu'on ne devrait pas avoir.
Ceux qui chantaient juste chantaient, et n'en demandaient pas davantage. Les bouches s'ouvraient et se refermaient. Les mains du vieil alcoolique s'élevaient et s'abaissaient. Un, deux, trois, quatre. Les bouches, toutes ensemble, s'arrondissaient, s'ovalisaient. Les mains sèches de l'ivrogne dessinaient dans l'air leur géométrie machinale, un, deux, trois, quatre. Puis elles avaient un brusque soubressaut, hop, et toutes les voix prenaient de l'élan. Puis les mains imitaient un petit battement de nageoires. Et toutes les voix s'amincissaient. De ses mains tremblotantes et bleues, le vieil ivrogne étirait, gonflait, écrasait une pâte gluante de voix.
Ceux qui chantaient juste baignaient dans le gros bonheur de n'avoir plus qu'une voix à eux tous. Ils étaient ivres d'unanimité. Ça se voyait à leur maintien important et tendu. Dans tous les larynx le même travail se faisait au même moment. Le même irréprochable do dièse se préparait de la même façon au fond de tous les gosiers. Fortes satisfaction de la similitude qui m'étaient refusées. Que je ne pouvais pas même concevoir. Je leur trouvais l'air idiot, à ceux qui chantaient juste. Quand on regarde les autres au lieu d'être avec les autres, on leur trouve toujours l'air idiot. Toutes ces bouches pareillement béantes. Et ce sérieux, cette application. Avaient-ils assez peur de le manquer, leur do dièse.
Georges Hyvernaud, Le wagon à vaches, 1953
Jacques Truphémus, autoportrait, détail.
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