Dans le mur d'Adèle Fauroi, entre la porte et la croisée, est
scellée la boîte aux lettres. Tant que le chemin est libre, Hélion, le
facteur, en même temps cordonnier à Rouinas, vient tous les jours faire "la levée", n'apportant et n'emportant souvent rien.
"Heureusement moi, dit-il, sans moi, vous moisiriez."
Il
a un épais matelas de cheveux noirs, mais il est blond. Les yeux bleus,
le teint roux, moustache et sourcils de cuivre, et les oreilles farcies
de crins dorés. Sa joue droite porte la crête blanche d'une cicatrice,
ce qui reste de sa lutte contre les deux aigles.
Un jour d'hiver, en montant faire sa tournée, quelques minutes avant le Maupas il
avait aperçu un aigle tournoyant et resserrant ses cercles sur le fil
de sa tête. Instinctivement l'homme, aiguisant ses yeux et ses oreilles,
cherche autour de lui dans la neige le lièvre ou la marmotte. Rien,
claquement, sifflement, ombre et rafale glacée des ailes formidables.
C'est sur lui que l'aigle va tomber, ainsi que l'autre qu'il n'avait pas
vu, qui tournoie et jappe pareillement plus haut. Leurs ombres
fougueuses se battent sur la neige. L'homme frissonne ! L'aigle, un
instant immobile au-dessus de lui dans son vol tumultueux, le regarde de
son regard proche, sauvage et dur. Ah ! oui ! si c'est comme ça tu
auras de mes nouvelles, maquereau ! et l'homme qui n'a pas le bras
emmailloté, ni froid à l'épaule, bondit et lui assène un terrible coup
de sa canne ferrée. Des plumes s'envolent, du sang lui éclabousse à la
figure, éclabousse la neige. Il a dû crever la bête qui vacille, tombe
et se traîne sur le rocher, mais en même temps, l'autre bec de fer a
fondu sur lui en le faisant trébucher, l'empanache, lui crochetant les
deux clavicules de ses serres et la joue du bec (il avait visé l’œil),
emportant le morceau de viande, et les ailes frappent, comme à coups de
bélier, lui démantibulent les omoplates. Lui se sent enrager comme un
loup cervier, empoigne son agresseur à la gargamelle et l'étrangle, mais
l'aigle, d'une abominable secousse qui manque le jeter à terre, se
lance en l'air, après lui avoir labouré les épaules, et secouant sous
ses serres des lambeaux de drap bleu. Putain de sort ! Le premier qui
n'était qu'alourdi, fonce encore du haut du sapin, hérissé, le bec
ouvert ! De tous côtés, sous la tempête des ailes et la folie des abois
brefs et gutturaux, la surface de la canne siffle et sonne. Il semble
qu'il n'y a pas un homme mais trois hommes. Il aurait bien tué vingt
aigles, met ces deux-ci en fuite. Ensemble les beautés fuligineuses
tirent déjà loin, se rapetissent dans le ciel aussi bleu qu'une fleur,
vers la Corne. Alors l'homme leur jette encore un croassement de
défi auquel elles répondent par un jappement moins féroce, mais déjà
noyé par la distance.
"Tonnerre de Dieu !" soupire Hélion.
Il arrive aux Reculas sans
coiffure ni ceinturon, la gueule empoisonnée par des aigreurs d'estomac
et des renvois de son café réchauffé du matin. Avec sa face blanche et
ensanglantée, sa vareuse déchirée, la crinière aussi trempée que s'il
l'eût passée sous le canon de la fontaine, les femmes le regardaient
venir comme un étranger, les yeux fixes de terreur.
Maria Borrély, extrait de son roman Les Reculas, paru pour la première fois en 1936
réédité par les Editions Parole en 2010
Peinture de Victor Brauner
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