Les bêtes ne perdent pas le collier !
L'André le convoyeur qui, pour une fois par quinzaine, monte pourvoyer l'Anna, en sait quelque chose. On peut lui en parler. Si c'est pour le plaisir de l'entendre jurer... Le cheval a son compte avant les premières maisons. Il s'est arrêté plusieurs fois pour reprendre le souffle.
Sous le village sont les deux plus mauvais pas : le tournant de l'oratoire, avec le cyprès coupé par le vent, et celui du sorbier, en haut du précipice.
Arrivé sous le plus bas, l'André, deux doigts dans la bouche, siffle le Clermond Gilly qui s'amène avec deux bêtes de renfort glissant et faisant du feu des quatre fers sur les roches luisantes comme un rebord de bénitier.
Quelque chose qui ne doit pas plaire au petit saint Roch poussiéreux de la niche, sous la grille rouillée, c'est la bordée de blasphèmes, les coups de fouet, de taravelle assaillant l'attelage. C'est un tremblement. Ça semble une décharge de pierres dans la ravine, et l'écho le répercute... De la pointe de son couteau qu'il maintient d'un pouce ensanglanté, l'André, les dents serrées, pique la cuisse du timonier, bourre de coups de poings la belle bête, frappe du pied au boulet, puis se rend à l'oreille qu'il mord, alors le cheval en met un coup si énergique qu'on franchit tout en tournant au trop et l'homme suit en courant, crachant du sang et des poils.
Collier dans la chair, croupes noires ruisselantes toutes blanches d'écume, les trois chevaux bavant du mors, les yeux travirés et exorbités, trébuchent, s'agenouillent.
Le Clermond est derrière avec une grasse pierre pour caler la roue en cas de besoin.
Et sans compter qu'il est impossible de les faire tirer droit, les bêtes : elles vont et viennent de biais, d'un bord extrême du chemin à l'autre. Près du sorbier, à l'endroit où pend le ravin, les deux hommes, tous muscles bandés et les joues en feu, les tiennent au mors comme des forcenés. Elles ont tout le poitrail dans le vide. Il semble qu'elles vont sauter cent mètres... À l'André et au Clermond, il leur en vient chaque fois sueur d'agonie...
Dans la petite rue l'air n'a pas si bon goût que dans le chemin de la colline.
Devant la vitrine basse troublée des souillures de mouches où l'on voit toujours, près du géranium, les paquets de lacets noirs, la carton-réclame du cirage Éclipse, le sucrier de pâte de verre en forme de pomme de pin, le pot à eau en forme de coq, s'arrête l'André.
— Vous y êtes, ou vous y êtes pas ? crie-t-il de toutes ses forces.
Il est en nage et d'une humeur de massacre.
Toute empressée s'amène l'Anna, vieille, étriquée. On voit sous son corsage les reliefs du corset. Elle a le teint sale des boutiquiers, sourit comme elle peut, avec seulement trois dents.
De dessus la charrette, l'André lance dans la boutique savon, sucre, figues sèches, paquets de morues. La caisse des oranges est partagée. Les fruits roulent aux quatre coins du magasin.
L'Anna va et vient de la charrette à la porte, dépose les paquets, ne peut que répéter :
— André ! André !
Il vocifère :
— Et alors ? Vous croyez que ça va durer, un métier pareil ? Vous vous figurez que je vais encore y monter longtemps, à votre pays de chien ?
Il en a à la Sainte Vierge, jure, bouillonne comme un torrent. Les femmes qui passent ont l'air pressées.
Quand c'est fini, l'Anna le calme avec son vieux marc qu'elle lui sert dans l'arrière-cuisine au bord de la table, dans le petit verre bleu au pied ébréché qu'elle emplit deux fois.
Régulièrement, chaque fois elle avance la boîte de sucre pour qu'il fasse le canard dont régulièrement il ne veut pas.
Dans le coin près du fenestron, assise et accoudée au pétrin luisant qui sert de coffre, il y a la Pélagie Arnaud, la sœur de l'Anna, et sa petite-fille, la Berthe, qui a quatre ans. Serrée dans les jambes de la Pélagie, la Berthe n'a pas l'air trop rassurée au sujet de l'André.
L'Anna tire derrière elle la porte vitrée communiquant avec le magasin, par discrétion et pour le courant d'air : l'homme est en bras de chemise, la touffe de poils roux de la poitrine à l'air. Il a le sang à la tête, nage encore de sueur. Le verre tremble dans sa main.
Maria Borrély, début de son roman Le dernier feu, paru pour la première fois en 1931
réédité par les Editions Parole en 2017
Photo Alain Nouvel, Les ruines de Rocca-Sparvièra, très blanches sous le ciel bleu.
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