Le monde est encore à travailler dans les champs. Malgré que le soleil ait dételé depuis une grande heure, il reste encore beaucoup de jour. Sur les aires vides où le marcher est souple dans l'herbe rase, Béatrix, qui mesure sa taille avec ses mains, fait le va-et-vient d'une meule de paille à l'autre, respire les horizons. De quelque côté que l'on se tourne ici, sur cet immense plateau cerné de lointaines collines pâles, les yeux reposent au ciel. Sauf au nord où se pressent de grandes montagnes.
C'est là-haut, au fin fond de tout, que sont les Reculas de Marcelle.
« Des aires, écrivait-elle dans sa dernière lettre, regardez bien, et si vous voyez une montagne dépassant toutes les autres, c'est celle-là, c'est ce vieux Carcan qui nous prend le soleil. »
Dans de lointaines brumes bleues, Béatrix voit se reculer des montagnes émergeant comme de grandes vagues élancées. Celle dont parle sa sœur ne se voit pas. Dieu sait où elle plonge ses racines !
L'Est immense et gris, le Nord hérissé de crêtes et maintenant plombé ne sont rien. Mais le couchant vaste, fleuri de nuages, est la porte ouverte de l'espace. Le jour ne veut pas finir. Et sur les aires, pendant une grosse heure, Béatrix se promène encore, attend. Elle fait partie du soir, n'est elle-même que vastitude, sérénité. À côté de l'olivier bien détaché sur l'étoffe rose du ciel, elle s'harmonise avec cet arbre, comme une urne antique placée sous lui. La beauté de ce corps juvénile, la justesse de ces pas et des attitudes, s'accordent avec la splendeur de ce ciel vespéral.
Une chauve-souris trébuche au bord de la nuit. Au-dessus du village, dans le ciel resté clair, une grande étoile haletante. Elle tremble comme un ruisseau.
Par en bas sur la route dure, une résonance. Si c'était Gabin ? « Ce doit être lui » pense la jeune fille qui s'arrête tout en enroulant une paille à son doigt frémissant. Les artères bondissantes, elle est rouge comme un nuage, broyée par la cataracte de l'amour, et elle court se cacher derrière le vieil amandier creux. Son oreille finit par trier, en deçà du gros mûrier rond, le pas de deux chevaux, le pas d'un homme. Mais au diable le char du meunier qui vole avec fracas, massacrant le précieux bruit et le beau silence du soir ! Maintenant le vacarme de la voiture s'éloigne et se noie, lui est à dix pas à peine. Les fers des chevaux font grincer le sable. Du haut du talus, Béatrix saute comme une grive. C'est Gabin, élancé, large et flexible. Nu-tête, avec des boucles de cheveux drus comme des grappes de sorbes. Dans le regard pénétrant de son amie flue une épaisse lumière.
Et l'un devant l'autre, ils se tiennent debout, pâles, couverts de vérité.
Il lui prend sa main vivante, dévorante.
Au couchant s'est fané le dernier nuage. Par moments, la chauve-souris, ici et là, bute encore.
Dans les champs d'amandiers pris aux trois quarts dans de claires ténèbres, des oiseaux sonnent la nuit, bleue comme un creux d'iris. D'autres étoiles sont venues, les Deux-Épis avec leurs grosses barbes, et les Trois-Frelons, qui bougent. Eux marchent à l'avant des chevaux, balançant les bras à la cadence de leur marche accordée, riches comme les mondes. La lune ressemble à une belle tranche de melon. Elle mouille le pré, qui sent, pleut sur les oliviers. Le gong clair de la chouette, celui du beau temps, franchit la plaine de l'est à l'ouest, creuse l'espace.
Maria Borrély, début de son roman Les Reculas, paru pour la première fois en 1936
réédité par les Editions Parole en 2010
Peinture de Marquet, 1932
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