Trois romans de Mia Couto ont été réunis en un seul par les éditions Métailié, ce que je déplore car le gros pavé que vous avez alors dans les mains n'a pas la grâce d'un vol de mouette, que j'ai trouvée à d'autres romans de Mia Couto dans leur taille originale. Mais on ne discute pas des goûts et des couleurs, dit-on.
Voici seulement un petit extrait pour goûter dans le texte Mia Couto traduit en français par Elisabeth Monteiro Rodrigues : début du chapitre 5, avec son exergue :
Le sergent qui écoutait les fleuves
Chanceux ceux qui, cessant d'être humains, deviennent des bêtes sauvages. Malheureux ceux qui tuent sous l'ordre des autres et plus malheureux encore ceux qui tuent sans l'ordre de personne. Misérables, enfin, ceux qui, après avoir tué, se regardent dans le miroir et croient encore être des hommes.
Je me rappelle le jour où le sergent Germano de Melo est arrivé à Nkokolani. En fait, on a tout de suite vu, ce jour-là, que ce Portugais était différent de tous les autres Européens qui nous avaient rendu visite. En débarquant de la pirogue, il a retroussé rapidement son pantalon et il a marché sur ses propres pieds. Les autres blancs, Portugais ou Anglais, utilisaient le dos des noirs qui les portaient sur la terre ferme. Il a été le seul à se passer de ces services.
Je m'approchai, à ce moment-là, curieuse. Le sergent me parut plus grand qu'il n'était, grandi par ses bottes pleines de boue. Ce qui me frappa le plus, c'est l'ombre qui brouillait son visage. Ses yeux étaient clairs, d'une couleur presque aveugle. Cependant un nuage de tristesse assombrissait son regard.
— Je suis Imani, patron, dis-je en m'annonçant par une révérence maladroite. Mon père m'a envoyé ici pour vous aider dans tout ce dont vous aurez besoin.
— C'est toi la fameuse fille ? Que tu parles bien le portugais, la prononciation est plus que correcte ! Dieu soit loué ! Et où as-tu appris ?
— C'est M. le curé qui m'a appris. J'ai vécu à la mission, sur la plage de Makomani, pendant des années.
Le Portugais recula d'un pas pour mieux examiner mon corps, puis il dit :
— Mais tu as un bien joli visage !
Je baissai la tête, joignant la honte à la faute. Nous marchâmes le long du fleuve jusqu'à ce que le visiteur s'arrête et ferme les yeux, me demandant de ne pas parler. Nous restâmes silencieux jusqu'à ce qu'il se manifeste :
— Dans mon pays il n'y a pas de ça.
— Il n'y a pas de fleuves ?
— Bien sûr qu'il y a des fleuves. Sauf que nous avons cessé de les écouter.
Le Portugais ignorait ce qui, à Nkokolani, était un lieu commun : que les fleuves naissent dans le ciel et croisent notre âme comme la pluie traverse le ciel. En les écoutant, nous ne sommes plus aussi seuls. Mais je me tus, attendant mon tour.
— C'est bien d'être salué par un fleuve, commença-t-il à voix basse. Et d'ajouter : Par un fleuve et par une belle jeune fille comme toi.
Puis il m'ordonna de faire halte là. Alors seulement, je me rendis compte qu'un autre Portugais arrivait un peu plus loin derrière, un civil très mat de peau et distingué. Je sus après qu'il s'agissait de Mariano Fragata, adjoint de l'intendant portugais auprès de l'État de Gaza.
Fragata arrivait à califourchon sur un homme de notre village, mais dans une position instable et ridicule, glissant sur le dos du porteur. Le noir semblait ne pas vouloir lâcher le Portugais qui suppliait, avec une véhémence croissante : Pose-moi par terre ! Pose-moi immédiatement par terre !
Finalement, ils ne tombèrent pas tous les deux car je fis stopper mon compatriote qui, amusé, me murmura secrètement en txitxope :
— C'est pour qu'ils sachent que ce n'est pas toujours celui du dessus qui commande celui du dessous.
L'adjoint de l'intendant reprit sa pose hautaine, déplia les jambes de son pantalon et me regarda de manière inquisitrice. Le militaire procéda aux présentations :
— Elle, c'est la fameuse Minami...
— Imani, corrigeai-je.
— C'est la fameuse fille locale qui est venue nous accueillir, vous n'imaginez pas à quel point son portugais est correct... Allez, parle un peu pour que mon collègue t'entende !
Brusquement je devins muette, tout mon portugais fut balayé. Et quand je voulus parler dans ma langue maternelle, j'affrontai le même vide. Contre toute attente, je ne possédais aucune langue. Je disposais seulement de voix, d'échos indistincts. Le militaire me sauva de l'embarras :
— Elle est timide, pauvre petite. Pas besoin de parler, il suffit que tu nous conduises jusqu'à la caserne.
À ses bagages, je compris que le sergent venait s'installer avec nous pour un temps. Le séjour de l'autre en tenue civile serait bref. J'accompagnai les visiteurs en direction de la cantina de Sardinha, l'unique Portugais de notre région que nous avions rebaptisé "Musaradina".
Les deux Européens s'attardèrent dans la contemplation des recoins du village.
— Regardez cette localité, cher Fragata. Tout est propre, tout est balayé. Je suis surpris, les rues larges, avec des arbres fruitiers... qui sont ces nègres, si différents des autres que nous avons vus ?
Les sables de l'empereur de Mia Couto, éditions Métailié, 2020
Aquarelle et photo, r.t
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