La guerre n'a pas un visage de femme,
affirme Svetlana Alexievitch dans le titre de son très beau livre, créé à partir de témoignages de combattantes soviétiques. Les femmes africaines que met en scène Mia Couto, d'une autre manière, tout aussi émouvante et tragique, affirment la même chose dans le 1er des 3 livres réunis par Métailié dans « Les sables de l'empereur ». En mettant la lumière sur l'empereur, ce titre porte un coup cruel aux femmes, aux femmes toujours victimes dans la guerre, comme toujours victimes dans la société patriarcale, à qui était en réalité consacré ce 1er livre intitulé par son auteur Mulheres de Cinza, femmes de cendre.
Dans le passage qui suit — on approche de la fin de ce 1er livre — on voit que la guerre, qui dissimulait l'ampleur de son omniprésence tant bien que mal depuis le début, fait maintenant des ravages et surtout sourd de tous côtés à travers le sol, pénètre l'épaisseur de la société, les corps vivants comme le repos des morts.
Quand il me rejoignit dans la cour où je préparais le feu, Mwanatu avait le visage lourd des condamnés. Il me raconta ce qui s'était passé lors de l'enterrement raté du fusil.
— Le sergent a demandé de mes nouvelles ?
— Il dit que tu lui manques. Il faudra que je lui dise quelque chose quand j'irai lui rendre l'uniforme. L'arme je ne la rendrai pas, mais cet uniforme, oui. Je ne veux pas qu'on me confonde si ceux de Ngungunyane arrivent.
Que je lui dise, insista-t-il quel message je voulais transmettre aux Portugais. Je restai muette un temps, pour me lever ensuite d'un tel bond que j'effrayai le pauvre Mwanatu :
— Déshabille-toi, petit frère. Je te l'ordonne, je suis l'aînée. Enlève ce maudit uniforme.
— Tout de suite ?
— Oui, tout de suite.
Pantalon, chemise et manteau tombèrent comme un soupir. Je ramassai les pièces de l'uniforme et les jetai au feu. En quelques secondes, les vêtements furent consumés par les flammes, devant le regard effrayé de Mwanatu. Et avant qu'il ne se lamente, je déclarai en furie :
— Ce sont les hommes en uniforme qui ont violé les femmes de ce village.
C'était cela que les hommes faisaient, obéissant aux commandements de la guerre. Ils créaient un monde sans mères, sans sœurs, sans filles. C'était ce monde, dépourvu de femmes, dont la guerre avait besoin pour vivre.
Honteux, mon frère se retira quand il sentit notre père rentrer à la maison. Occupé à détacher ses vieilles semelles, Katini ronchonna comme s'il parlait au sol :
— J'imagine que tu as déjà préparé à manger.
Le poids de toute une vie me passa par la tête : plus que l'amour, les hommes de Nkokolani demandent aux femmes d'être ponctuelles pour leur servir le repas. Mon père était en cela pareil à tous les hommes de Nkokolani. Il existait pour être servi. Cet ancien devoir de femme se répétait avec moi.
Père et fils s'assirent à table sur le terrain, sous le vieux manguier. Je fis ce que je faisais toujours tant que mame était en vie : j'apportai le pot avec de l'eau et une serviette, les hommes se lavèrent les mains. Je servis le repas en silence, comme si nous écoutions l'absence de notre mère. Katini était perturbé, il se servit généreusement en nsope. Sa voix était pâteuse quand il déclara :
— Tout à l'heure tu as fait déshabiller ton frère ? Eh bien, maintenant, c'est moi qui te l'ordonne : lève-toi, ma fille. Lève-toi et détache ta capulana.
Mwanatu osa encore un geste d'indignation, mais tate réitéra l'ordre. Je tardai à obéir. Tate était soûl, incapable de rattacher les mots aux idées.
— Toi, ma fille, tu fais la maligne, en rêvant très loin d'ici. Dis-moi une chose, Imani : ce blanc te regarde? T'a-t-il jamais touchée ?
— Tate, s'il vous plaît...
— Chut. Je ne t'ai pas demandé d'enlever tes vêtements ? rappela-t-il.
Je détachai le tissu que je portais noué à la taille et, complètement nue, je restai immobile, les bras alignés dans une pose de soldat. Les cheveux en désordre, les jambes grêles et écartées, le corps plus léger que la lumière du feu qui crépitait à mes côtés.
— Tu es maigre, on dirait une balle, commenta mon père.
Katini Nsambe s'étonnait de me voir ainsi, aussi femme, aussi pleine de ce silence grave des épouses qui, quand elles se taisent, rendent muet le monde alentour. Il regarda les ombres qui dansaient par terre et me demanda de me rhabiller. Et ensuite il affirma :
— Les balles sont des choses vivantes. C'est pour ça qu'elles tuent, c'est parce qu'elles sont vivantes. Et toi, ma fille, on dirait une chose morte.
Et il conclut : Aucun blanc ne voudra de toi comme ça, si dépourvue de chair, si dépourvue de corps. Maintenant que mame n'était plus avec nous, que je ne dise plus que c'était une maigreur de naissance.
— Si tu es maigre, tu vas cesser d'être. En plus tu as les tatouages bien marqués à la taille, sur les cuisses. Tu as vu, Mwanatu ?
— Je ne peux pas regarder, tate.
— Tu as déjà bien regardé son corps, coupa Katini Nsambe. Et tu sais qu'aucun homme ne résiste à ces tatouages. Ce Portugais sait, ainsi, que tu ne glisseras pas quand il...
— Le Portugais ont d'autres coutumes...
— Assez, Imani. Maintenant viens ici, viens boire pour oublier qui tu es : une pauvre négresse, avec une odeur de terre... Demain retourne chez ce Portugais et fais tourner la tête de cet étranger comme les flammes de ce feu.
Tandis qu'il remplissait mon verre, je pensai : oui, je suis une balle tatouée. Je vais me dégainer sur le cœur de cet homme. Et je m'en irai pour toujours de ce maudit village.
Le jour était né gris et tante Rosi — qui, après la mort de notre mère, aidait à la maison — se couvrit avant de partir aux champs. À Nkokolani, il suffit d'un peu de gris au lever du jour pour qu'on se prépare à la rigueur de l'hiver. Il peut régner la plus grande chaleur mais, un jour couvert, on utilise tous des vêtements chauds. Chez ceux de Nkokolani, le ciel commande plus que la température. Les couleurs commandent tellement que nous n'avons même pas de nom à leur donner.
Et ce fut bien couverte qu'en ce matin gris, tante Rosi se rendit à la machamba. Elle portait en elle toutes les tristesses du monde. Très près des semis, elle recula les jambes et se courba lentement comme un astre qui s'éteint. La bêche monta et descendit entre ses mains comme si la lame vibrait sur le cou d'un condamné. Et ce condamné c'était elle-même, incapable de retourner son destin.
Petit à petit, la femme fut attaquée d'irrépressibles pleurs, mais elle n'arrêta pas de bêcher, son corps exécutant une danse tellurique. Elle ne tarda pas à entendre un son métallique comme si la bêche avait ripé sur une pierre ou un os. Elle ratissa le sable avec ses doigts et vit un pistolet enterré là. Elle courut appeler les voisines. Les femmes pensèrent que c'était mieux de ne pas toucher à l'arme et qu'elles n'avaient qu'à remettre la terre retournée. Elles feraient semblant de n'avoir rien vu, que rien n'était arrivé. Toutefois, quand elles fouillèrent le sable pour recouvrir la trouvaille, des centaines de balles furent mises à nu. Pressées, elles ramassèrent les bêches. Et décampèrent.
Aussitôt arrivée à la maison, ma tante nous communiqua l'incident. Les deux hommes se turent. C'était un silence chargé de présages. Jusqu'à ce qu'oncle Musini parle :
— Demain tu iras bêcher plus loin. Mais n'y va pas toute seule. Emmène les autres avec toi.
Chez nous, Mwanatu se réveilla en sursaut au milieu de la nuit. Une fois de plus, mame était venue lui rendre visite. Elle lui rappelait qu'il tardait à accomplir son ordre. Ce n'était pas seulement son arme qu'il devait ensevelir.
— Toutes les armes ? demanda son fils.
— Toutes. Celles des Portugais aussi.
— Celles des Portugais on ne peut pas.
— Tu ne comprends pas une chose, mon fils. Ce n'est pas la guerre qui réclame des armes. C'est le contraire, ce sont les armes qui font naître les guerres.
Les sables de l'empereur, Livre Un, Femmes de cendre, Éditions Métailié
Sculpture de Ousmane Sow, Zulu
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