L'enfance est la part fondamentale de l'humain. Elle est le socle et sans doute l'aboutissement de tout art. Je ne parlerais que d'elle si je le pouvais ; d'ailleurs, je ne parle presque que d'elle, ou à travers elle. Je ne suis pas le seul, nombre d'écrivains, de parents, d'enseignants, d'éducateurs, de soignants, de chercheurs, d'entrepreneurs, d'artistes... font de même, sans toujours le savoir. Arrivé à un âge avancé, je lis, le soir, de la littérature enfantine. Ce n'est pas une façon d'échapper à notre monde. Le monde qui m'est offert est le nôtre, corrigé par la fiction, animé par l'âme d'enfant — celle que l'on partage toutes et tous partout par le monde et par le temps. C'est un monde qui (se) passe des murailles — ce terme dur, que me souffle mon auteur du soir, dit ce que nous avons dressé (et dressons continuellement) devant nous, en nous, et entre nous, pour ne pas voir.
Mais ce ne sont pas seulement des murailles que nous dressons. Ce que nous trouvons de plus dur, de plus infernal, nous l'utilisons. Puis nous nous montrons incapables de faire un petit détour pour voir ce que nous sommes, ce que nous faisons, à l'abri de nos œillères.
Je prends donc, le soir, avant de m'endormir, non pas trois gouttes de tranquillisant mais un conte de Marcel Aymé. En le lisant je me retrouve comme le chat perché en position d'observer la situation, d'en rire ou d'en méditer.
L'art de Marcel Aymé est un art simple et transparent, qui a toute l'apparence d'un art naïf coloré par la lumineuse intelligence, un art éclatant de malice... on n'a pas fini de le découvrir.
Comme on n'a pas fini de découvrir les pouvoirs de l'imagination.
« Delphine et Marinette revenaient de faire des commissions pour leurs parents, et il leur restait un kilomètre de chemin. Il y avait dans leur cabas trois morceaux de savon, un pain de sucre, une fraise de veau, et pour quinze sous de clous de girofle. Elles le portaient chacune par une oreille et le balançaient en chantant une jolie chanson. À un tournant de la route, et comme elles en étaient à « Mironton, mironton, mirontaine », elles virent un gros chien ébouriffé, et qui marchait la tête basse. Il paraissait de mauvaise humeur ; sous ses babines retroussées luisaient des crocs pointus, et il avait une grande langue qui traînait par terre. Soudain, sa queue se balança d’un mouvement vif et il se mit à courir au bord de la route, mais si maladroitement qu’il alla donner de la tête contre un arbre. La surprise le fit reculer, et il eut un grondement de colère. Les deux petites filles s’étaient arrêtées au milieu du chemin et se serraient l’une contre l’autre, au risque d’écraser la fraise de veau. Pourtant, Marinette chantait encore : « Mironton, mironton, mirontaine », mais d’une toute petite voix qui tremblait un peu.
— N’ayez pas peur, dit le chien, je ne suis pas méchant. Au contraire. Mais je suis bien ennuyé parce que je suis aveugle.
— Oh ! pauvre chien ! dirent les petites, on ne savait pas !
Le chien vint à elles en remuant la queue encore plus fort, puis leur lécha les jambes et renifla le panier d’un air amical.
— Voilà ce qui m’est arrivé, reprit-il, mais laissez-moi d’abord m’asseoir un moment, je suis fourbu, voyez-vous.
Les petites s’assirent en face de lui sur l’herbe du talus, et Delphine prit la précaution de placer le panier entre ses jambes.
— Ah ! qu’il fait bon se reposer, soupira le chien. Donc, pour en revenir à mon affaire, je vous dirai qu’avant d’être aveugle moi-même, j’étais déjà au service d’un homme aveugle. Hier encore, cette ficelle que vous voyez pendre à mon cou me servait à guider mon maître sur les routes, et je comprends mieux à présent combien j’ai pu lui être utile. Je le conduisais partout où les chemins sont les meilleurs et les mieux fleuris d’aubépine. Quand nous passions auprès d’une ferme je lui disais : « Voilà une ferme. » Les fermiers lui donnaient un morceau de pain, me jetaient un os, et, à l’occasion, nous couchaient tous les deux dans un coin de leur grange. Souvent aussi, nous faisions de mauvaises rencontres et je le défendais. Vous savez ce que c’est, les chiens bien nourris, et même les gens, n’aiment pas beaucoup ceux qui ont l’air pauvre. Mais moi, je prenais mon air méchant et ils nous laissaient aller. C’est que je n’ai pas l’air commode, quand je veux, tenez, regardez-moi un peu…
Il se mit à grogner en montrant les dents et en roulant de gros yeux. Les petites en étaient effrayées.
— Ne le faites plus, dit Marinette.
— C’était pour vous montrer, dit le chien. En somme, vous voyez que je rendais à mon maître bien des petits services, et je ne parle pas du plaisir qu’il prenait à m’écouter. Je ne suis qu’un chien, c’est entendu, mais parler fait toujours passer le temps…
— Vous parlez aussi bien qu’une personne, chien.
— Vous êtes bien aimable, dit le chien. Mon Dieu, que votre panier sent bon !… Voyons, qu’est-ce que je vous disais ?… Ah oui ! mon maître ! Je m’ingéniais à lui rendre la vie facile, et pourtant, il n’était jamais content. Pour un oui ou pour un non, il me donnait des coups de pied. Aussi, vous pouvez croire qu’avant-hier j’ai été bien surpris quand il s’est mis à me caresser et à me parler avec amitié. J’en étais bouleversé, vous savez. Il n’y a rien qui me fasse autant de plaisir que des caresses, je me sens tout heureux. Caressez-moi, pour voir…
Le chien allongea le cou, offrant sa grosse tête aux deux petites qui lui caressèrent son poil ébouriffé. Et, en effet, sa queue se mit à frétiller, tandis qu’il faisait avec une petite voix : « Oua, oua, oua ! »
— Vous êtes bien bonnes de m’écouter, reprit-il, mais il faut que j’en finisse avec mon histoire. Après m’avoir fait mille caresses mon maître me dit tout d’un coup : « Chien, veux-tu prendre mon mal et devenir aveugle à ma place ? » Je ne m’attendais pas à celle-là ! lui prendre son mal, il y avait de quoi faire hésiter le meilleur des amis. Vous penserez de moi ce que vous voudrez, mais je lui ai dit non.
— Tiens ! s’écrièrent les petites, mais bien sûr ! C’est ce qu’il fallait répondre.
— N’est-ce pas ? Ah ! Je suis bien content que vous pensiez comme moi. J’avais tout de même un peu de remords de n’avoir pas accepté du premier coup.
— Du premier coup ? Est-ce que par hasard, chien…
— Attendez ! Hier, il s’est montré plus gentil encore que la veille. Il me caressait avec tant d’amitié que j’avais honte de mon refus. Enfin, quoi, autant vaut le dire tout de suite, j’ai fini par accepter. Ah ! Il m’avait bien juré que je serais un chien heureux, qu’il me guiderait sur les chemins comme j’avais fait pour lui, et qu’il saurait me défendre comme je l’avais défendu… Mais je ne lui avais pas plus tôt pris son mal qu’il m’abandonnait sans un mot d’adieu. Et, depuis hier soir, je suis tout seul dans la campagne, me cognant aux arbres, butant aux pierres de la route. Tout à l’heure, j’ai reniflé comme une odeur de veau, puis j’ai entendu deux petites filles qui chantaient, et j’ai pensé que peut-être, vous ne voudriez pas me chasser…
— Oh ! non, dirent les petites, vous avez bien fait de venir.
Le chien soupira et dit en humant le panier :
— J’ai bien faim aussi… N’est-ce pas un morceau de veau que vous portez là ?
— Oui, c’est une fraise de veau, dit Delphine. Mais vous comprenez, chien, c’est une commission que nous rapportons pour nos parents… Elle ne nous appartient pas…
— Alors, j’aime mieux n’y plus penser. C’est égal, elle doit être bien bonne. Mais dites-moi, petites, ne voulez-vous pas me conduire auprès de vos parents ? S’ils ne peuvent pas me garder auprès d’eux, du moins ne refuseront-ils pas de me donner un os ou même une assiette de soupe, et de me coucher cette nuit.
Les petites ne demandaient pas mieux que de l’emmener avec elles ; même, elles souhaitaient de le garder toujours à la maison. Elles étaient seulement un peu inquiètes de l’accueil que lui feraient leurs parents. Il fallait aussi compter avec le chat qui avait beaucoup d’autorité dans la maison et qui verrait peut-être d’assez mauvais œil l’arrivée d’un chien.
— Venez, dit Delphine, nous ferons notre possible pour vous garder. »
(à suivre)
Marcel Aymé, Les contes du chat perché.
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