Au retour nous sommes passés en voiture devant le chemin qui mène au Cimetière aux ânes et nous l'avons salué du regard sans nous y arrêter. Comme si nous ne voulions pas éveiller tout de suite ses fantômes. Pour nous l'été commençait.
Ce lieu, je l'avais découvert avant de t'avoir rencontré, dans une existence antérieure pour reprendre une expression que tu affectionnais. J'étais alors une jeune brute inconsciente d'elle-même qui ne connaissait rien à la vie, l'humanité sous ses formes délicates et tendres m'était étrangère, j'étais insensible et froide sauf à certains paysages, à certains sites comme celui-ci.
À cette époque on ne passait pas par la route qui monte de Mude pour aller au Cimetière aux ânes mais par la route du haut, celle qui surplombe la baie de Morsiglia. Là, à la hauteur d'une croix qui servait de repère, un sentier à peine visible menait en plein maquis à ce que nous appelions la ligne des moulins. C'étaient d'anciens moulins à vent entourés de murettes et de jardins à l'abandon, autour des bassins délaissés stagnait une odeur humide et verte liée à quelque filet d'eau. Un grand silence régnait, souligné par les innombrables insectes. Seuls hôtes des lieux, des ânes blanchis par l'âge vagabondaient et s'enfuyaient lorsqu'un humain se dressait à leur vue.
On disait que selon une ancienne coutume les Corses ne supprimaient pas leurs ânes lorsque, devenus vieux, ils n'étaient plus bons à rien. Ils les conduisaient dans cet endroit fermé par des falaises du côté de la mer et les abandonnaient au maquis. Les ânes y disposaient de cabanes de pierres sèches pour s'abriter, d'anciens bassins à peine alimentés d'eau pour boire et vivaient là en ermites, rendus craintifs à force de solitude avant de mourir de vieillesse. On disait même des Corses qu'ils abandonnaient leurs ânes pour leur laisser dans leur grand âge une vie qu'ils auraient souhaitée pour eux-mêmes.
Françoise Joly, extrait de Ragamu, éditions Gaspard Nocturne, 2000
En exergue, Derain, Nu debout, 1907, pierre
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