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Ravin


« Tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s'anime d'une vie étrange, indépendante de celle des choses, qu'il peint, et qui est en lui et qui est lui. Il se dépense tout entier au profit des arbres, des ciels, des fleurs, des champs, qu'il gonfle de la surprenante sève de son être. Ces formes se multiplient, s'échevellent, se tordent, et jusque dans la folie admirable de ces ciels où les astres ivres tournoient et chancellent, où les étoiles s'allongent en queues de comètes débraillées ; jusque dans le surgissement de ces fantastiques fleurs, qui se dressent et se crêtent, semblables à des oiseaux déments, Van Gogh garde toujours ses admirables qualités de peintre, et une noblesse qui émeut, et une grandeur tragique, qui épouvante. Et, dans les moments de calme, quelle sérénité dans les grandes plaines ensoleillées, dans les vergers fleuris. [...] Ah ! comme il a compris l'âme exquise des fleurs ! Comme sa main, qui promène les torches terribles dans les noirs firmaments, se fait délicate pour en lier les gerbes parfumées et si frêles ! Et quelles caresses ne trouve-t-il pas pour en exprimer l'inexprimable fraîcheur et les grâces infinies ?
Et comme il a compris aussi ce qu'il y a de triste, d'inconnu et de divin dans l’œil des pauvres fous et des malades fraternels ! » (Octave Mirbeau)

La surprenante sève, l' inexprimable fraîcheur, la sérénité, mais aussi la folie admirable, les oiseaux déments, ce qu'il y a d'inconnu et de divin dans l’œil des pauvres fous, Octave Mirbeau a su voir assez vite l'art de Van Gogh, en dépassant le rejet qu'inspire d'abord ce qui ne ressemble à rien, ce qui choque. Il faut dire qu'il s'est pour cela armé d'un outil habituel dans la panoplie des journalistes, avec lequel il introduit son article : Van Gogh a eu, à un degré rare, ce par quoi un homme se différencie d'un autre : le style. Ce terme passe-partout lui fournit l'introduction à une œuvre singulière, aussi abondante que variée et qui s'imposera un peu plus tard. Mais au début de 1891, sans l'intuition et la volonté de Johanna, qui vient de perdre, à la suite de son beau-frère, son mari Théo, et que l'on pourra dire la veuve des Van Gogh*, c'est six cent peintures, toutes récentes, et des quantités de dessins qui étaient voués à disparaître, tant cette œuvre était méprisée et ignorée de son vivant, voire pourchassée pour être détruite par des fanatiques religieux. Puis le marché de l'art s'en est emparé.

Mais rien ne dure, hormis l'inexprimable fraîcheur ! Les millions ou milliards générés par cette œuvre sont d'ailleurs maintenant des capitaux dans la course à l'effondrement de notre civilisation capita-natura-liste. Pour l'heure, c’est les armées de l'eau contre les armées des propriétaires. Et les armées de l'eau gagneront nécessairement.

* La veuve des Van Gogh, roman de Camilo Sanchez

Octave Mirbeau, (extrait du texte paru originellement dans l'Écho de Paris, le 31 mars 1891, repris dans "Des artistes", recueil de textes d'Octave Mirbeau, Paris, Flammarion, 1922-1924, tome I, pages 130 et suiv.)

Van Gogh, Ravin, huile sur toile, octobre 1889

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